Et si le 28 juillet 1915, marqua le début l’impérialisme américain en Haïti ?
La première république noire (Haïti) et la première république indépendante des Amériques (les États-Unis, 1776) entretiennent des liens complexes marqués par l’histoire coloniale et les luttes pour l’indépendance.
Lors de la guerre d’indépendance américaine (1775-1783), Haïti n’était pas encore une nation indépendante, mais une colonie française connue sous le nom de Saint-Domingue, la plus riche des colonies des Antilles. Dans le contexte des rivalités impériales, la France, souhaitant affaiblir son vieil ennemi britannique après sa défaite dans la guerre de Sept Ans (1756-1763), décida de soutenir les insurgés américains.
Le roi Louis XVI apporta un appui militaire et financier aux treize colonies révoltées. Parmi les forces envoyées se trouvaient non seulement des officiers français de renom tels que le marquis de La Fayette, mais également des contingents levés dans les colonies, dont plusieurs centaines de soldats noirs et mulâtres de Saint-Domingue. Ces hommes, parfois appelés « les volontaires de Saint-Domingue », participèrent notamment à la bataille de Savannah (1779), l’un des affrontements majeurs dans le sud des États-Unis.
Parmi ces soldats figuraient des hommes qui deviendront plus tard des acteurs clés de la révolution haïtienne : Henri Christophe, futur roi d’Haïti, Jean-Baptiste Belley, premier député noir à siéger en France, ou encore Jean-François Biassou, un des premiers chefs de la révolte des esclaves en 1791. L’expérience militaire acquise sur les champs de bataille américains, ainsi que les idées de liberté circulant dans l’Atlantique à cette époque, nourriront leur conscience politique et leur aspiration à l’émancipation.
Après la proclamation de son indépendance le 1er janvier 1804, Haïti, première république noire au monde, est perçue comme une menace par les États-Unis.
En effet, l’ancienne colonie britannique pratiquait encore l’esclavage, particulièrement dans les États du Sud, dont l’économie dépendait du travail des esclaves. La réussite de la révolution haïtienne, qui mit fin à l’esclavage et proclama l’égalité des anciens esclaves, suscitait la crainte d’une contagion révolutionnaire parmi les esclaves afro-américains. De ce fait, les États-Unis adoptèrent une position hostile à l’égard de la jeune république noire.
Ce rejet s’est manifesté par le refus de reconnaître officiellement l’indépendance haïtienne pendant plusieurs décennies. Haïti fut également exclue du Congrès de Panama en 1826, organisé par le libertador Simón Bolívar sous l’impulsion de la Grande Colombie, pour renforcer les liens entre les jeunes républiques d’Amérique. Bien que Bolívar ait bénéficié d’un soutien décisif d’Haïti (notamment du président Alexandre Pétion), les États-Unis refusèrent d’y siéger si Haïti était invitée, exerçant ainsi une pression diplomatique discriminatoire.
Ce n’est qu’à la suite de la guerre de Sécession (1861-1865), marquée par l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, que le président Abraham Lincoln reconnut officiellement l’indépendance d’Haïti en 1862, sous la présidence de Fabre Nicolas Geffrard. Cette reconnaissance tardive marque un tournant, mais n’élimine pas pour autant l’ingérence américaine.
Sous l’égide de la doctrine Monroe proclamée en 1823 (« l’Amérique aux Américains »), les États-Unis renforcèrent progressivement leur influence en Amérique latine et dans la Caraïbe. Haïti n’échappa pas à cette dynamique : en 1910, dans un contexte de pression financière et politique, des marines américains s’emparèrent de la réserve d’or de la Banque nationale d’Haïti, qu’ils transférèrent à New York, préfigurant l’occupation américaine de 1915 à 1934.
Le 27 juillet 1915, le président haïtien Vilbrun Guillaume Sam est lynché par une foule en colère devant la légation française à Port-au-Prince. Son assassinat brutal survient après qu’il ait fait exécuter 167 prisonniers politiques, principalement des opposants issus de l’élite mulâtre. Cette crise politique offre aux États-Unis un prétexte pour intervenir militairement dans le pays.
Le lendemain, le 28 juillet 1915, les Marines américains débarquent à Bizoton, affirmant vouloir protéger les vies et les intérêts étrangers présents en Haïti. En réalité, cette intervention s’inscrit dans une stratégie géopolitique plus large des États-Unis dans la région, à la lumière de la doctrine Monroe (1823) et du corollaire Roosevelt (1904), visant à établir un contrôle sur les Caraïbes.
Cette occupation dure 19 ans, de 1915 à 1934, et place Haïti sous une tutelle de facto américaine. Même si plusieurs présidents se succèdent au pouvoir, notamment avec l’aval ou l’imposition de Washington, le pays perd une large part de sa souveraineté. L’administration américaine prend le contrôle des finances, de la police, de la douane, et même des travaux publics.
Cependant, l’occupation américaine ne se déroule pas sans résistance. Elle suscite un vif mouvement de contestation nationaliste, incarné par plusieurs figures illustres, dont :
Charlemagne Péralte,Benoît Batraville,
Louis Borno.
Parmi les abus les plus marquants de l’occupation figure l’affaire de Marchaterre, où des paysans furent massacrés alors qu’ils manifestaient contre une loi de travail forcé jugée inique et humiliante, qui rappelait les pratiques coloniales. Ce type de répression illustre les violations des droits humains et le mépris de la souveraineté nationale par les forces d’occupation.
L’année 1934 marque officiellement la fin de l’occupation militaire américaine en Haïti. Cependant, si les troupes quittent le territoire, l’influence des États-Unis sur l’administration haïtienne demeure profondément enracinée. Le contrôle indirect exercé sur les finances, les institutions publiques et les orientations politiques du pays reste fort, illustrant une forme d’occupation administrative et structurelle.
Durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), Haïti, bien que modeste sur le plan militaire, soutient les Alliés, en particulier les États-Unis, en leur offrant un appui diplomatique, économique (café, sisal, etc.) et logistique. Cette coopération s’inscrit dans une logique de loyauté diplomatique et de positionnement stratégique dans les Caraïbes.
Par la suite, au cours de la Guerre froide (1947-1991), une nouvelle dynamique s’installe. Ce conflit idéologique oppose le capitalisme, porté par les États-Unis, au marxisme-léninisme défendu par l’URSS. Craignant la propagation du communisme en Amérique latine et dans les Caraïbes notamment après la révolution cubaine de 1959.
Dans ce contexte, Washington soutient des régimes autoritaires qui se disent « anticommunistes », même lorsqu’ils sont férocement répressifs. C’est ainsi que les États-Unis apportent un soutien diplomatique, financier et militaire à la dictature des Duvalier en Haïti.
À la fin de la Guerre froide, les États-Unis imposent la démocratie représentative comme nouvelle norme universelle, en particulier dans les pays du Sud, y compris en Haïti. Dans ce contexte, sous la pression internationale et des revendications populaires internes, les premières élections véritablement libres et démocratiques sont organisées en Haïti le 16 décembre 1990.
Ces élections consacrent la victoire écrasante de Jean-Bertrand Aristide, prêtre catholique et ancien militant de la théologie de la libération, porté par une base populaire issue principalement des quartiers défavorisés et des mouvements de la société civile. Il est investi officiellement le 7 février 1991.
Cependant, son projet politique de justice sociale, de lutte contre la corruption et d’indépendance économique dérange profondément certaines élites locales, ainsi que les intérêts stratégiques et économiques des États-Unis. Après seulement sept mois au pouvoir, le 30 septembre 1991, Jean-Bertrand Aristide est renversé par un coup d’État militaire, dirigé par le général Raoul Cédras, avec la complicité tacite voire le soutien actif de secteurs de l’appareil américain, notamment la CIA qui avait des liens avec plusieurs officiers de la junte.
Face à l’indignation internationale et à la pression populaire haïtienne, une série de négociations diplomatiques s’engage, sous l’égide de l’ONU, de l’OEA, mais aussi grâce à la médiation décisive de l’ancien président américain Jimmy Carter. Un embargo économique sévère est imposé à Haïti, fragilisant davantage la population, mais contraignant finalement la junte à céder.
En 1994, les militaires acceptent de remettre le pouvoir. En échange, les États-Unis conditionnent le retour de Jean-Bertrand Aristide à l’application d’un programme économique néolibéral dicté par les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale), et inspiré par l’école de Chicago.
Ce programme implique notamment :
La privatisation de plusieurs entreprises publiques stratégiques, dont :
La Cimenterie d’Haïti
La Hasco (Haitian American Sugar Company)
L’Aciérie d’Haïti
La Téléco (Télécommunications d’Haïti)
La réduction du rôle de l’État dans l’économie,
L’ouverture des marchés, souvent au détriment des producteurs locaux, notamment agricoles.
Ces réformes, imposées sous le couvert de la démocratie et du développement, ont souvent abouti à un appauvrissement massif, un affaiblissement de la souveraineté économique, et un renforcement de la dépendance extérieure.
Les relations américano-haïtiennes ont été, dans l’ensemble, profondément néfastes pour le développement et la souveraineté d’Haïti. Dans la jungle des relations interétatiques, les faibles sont souvent dévorés par les puissants, selon la logique crue mais réaliste des rapports de force. Comme le disait si justement le leader révolutionnaire cubain Fidel Castro :
« Nous sommes si loin de Dieu, et si près du Diable. »