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L’or de Toussaint Louverture : richesses coloniales, réseaux financiers et enjeux historiographiques

Par Pierre Josué Agénor Cadet

La figure de Toussaint Louverture (1743-1803), gouverneur de Saint-Domingue, suscite depuis plus de deux siècles un intérêt constant, non seulement en raison de son rôle politique et militaire, mais aussi à travers les débats concernant la gestion des richesses coloniales et les supposés fonds qu’il aurait placés dans des banques européennes et américaines. La critique formulée à l’égard de mon article, selon laquelle celui-ci manquerait de clarté en assimilant trop étroitement la Louisiana Purchase à la question des finances louverturiennes, mérite une réponse historiographique. Afin d’éviter toute confusion, il est nécessaire de distinguer trois niveaux d’analyse : la richesse coloniale de Saint-Domingue sous le gouvernement Louverture, les dépôts bancaires hypothétiques liés à Stephen Girard et la vente de la Louisiane en 1803, qui relève des finances impériales de Napoléon Bonaparte.

Les richesses coloniales de Saint-Domingue sous Louverture

Saint-Domingue, surnommée « la perle des Antilles », était à la fin du XVIIIᵉ siècle la colonie la plus prospère du monde atlantique. Elle fournissait à elle seule près de la moitié du sucre et une grande partie du café consommés en Europe¹. Dans ce contexte, Louverture, devenu gouverneur général en 1797, chercha à maintenir le dynamisme économique malgré la guerre civile et les menaces extérieures. Il réorganisa la production, imposa un système de travail quasi-militarisé et encouragea la reprise du commerce international, non seulement avec la France, mais aussi avec l’Angleterre et les États-Unis². Cette richesse coloniale, il faut le souligner, relevait des finances publiques et non d’un enrichissement personnel direct de Louverture.

La Louisiana Purchase : finances impériales et non patrimoine privé

La Louisiana Purchase (1803) doit être replacée dans le cadre de la politique impériale de Napoléon. La France, incapable de reconquérir Saint-Domingue après l’expédition de 1802 et confrontée à la menace d’une guerre en Europe, choisit de vendre la Louisiane aux États-Unis pour 80 millions de francs (15 millions de dollars)³. Cette opération permit d’alimenter le Trésor français. La transaction, conséquence indirecte de la Révolution haïtienne, ne fut en aucun cas liée aux finances personnelles de Louverture. Elle relève d’un registre macrohistorique : celui des finances d’État et de la stratégie géopolitique napoléonienne.

Stephen Girard et la question des « fonds de Toussaint »

La critique insiste à juste titre sur le rôle du banquier Stephen Girard (1750-1831), établi à Bordeaux avant de s’installer à Philadelphie. Des traditions familiales, relayées notamment par Placide Louverture, ainsi que des litiges judiciaires au XIXᵉ siècle, ont alimenté l’idée que Toussaint aurait confié d’importantes sommes à Girard⁴. Certains témoignages évoquent même un transfert de fonds vers Londres après l’arrestation de Louverture au Fort de Joux, afin de les soustraire à la saisie napoléonienne. Toutefois, les preuves archivistiques demeurent lacunaires. Les recherches disponibles montrent surtout l’ascension financière de Girard dans les circuits commerciaux atlantiques, sans établir de façon incontestable l’existence de dépôts louverturiens⁵. L’hypothèse de « l’or de Toussaint » relève donc à la fois de l’histoire et du mythe.

Mémoire et enjeux historiographiques*

La confusion persistante entre richesses coloniales, dépôts bancaires privés et finances impériales s’explique en partie par le statut mémoriel de Toussaint Louverture. Figure héroïque de la liberté noire, il a souvent été investi d’attributs légendaires, parmi lesquels l’idée d’un trésor caché. Pour l’historien, il importe de distinguer : les finances coloniales de Saint-Domingue sous administration louverturienne, les éventuels fonds privés dont la réalité reste à démontrer et la Louisiana Purchase, décision d’État relevant de Napoléon.

Ces distinctions sont nécessaires pour éviter les anachronismes et clarifier le débat scientifique

La critique met en lumière la pertinence d’un approfondissement des réseaux financiers atlantiques de la fin du XVIIIᵉ siècle. Toutefois, il convient de rappeler que les finances coloniales, la fortune privée supposée de Louverture et la Louisiana Purchase appartiennent à des registres distincts. L’historiographie doit continuer à explorer les archives bancaires européennes et américaines pour trancher sur la question des dépôts attribués à Louverture. En attendant, l’ »or de Toussaint » demeure une énigme à la frontière entre mémoire et histoire.

Notes

  1. Jean Fouchard, Les marrons de la liberté, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 1972, p. 381-390.
  2. David Geggus, La Révolution haïtienne, 1789-1804, Paris, Karthala, 2002, p. 163-175.
  3. François Furstenberg, « L’esclavage atlantique et la vente de la Louisiane », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 51, n°4, 2004, p. 695-710.
  4. Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, t. IX, Port-au-Prince, 1853, p. 210-215.
  5. Marcel Dorigny, « Les incertitudes de l’héritage de Toussaint Louverture », dans Haïti, première indépendance noire, Paris, CTHS, 2003, p. 157-165. Pierre Josué Agénor Cadet

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