En Haïti, le débat public est rarement un exercice de raison ; il est avant tout un espace de loyautés, de passions et d’appartenances. L’opinion ne se forge pas en fonction des idées, mais selon l’identité de celui qui les émet. Ainsi, si l’auteur d’une idée est aimé, tout ce qu’il dit devient vérité ; s’il est détesté, tout ce qu’il dit devient erreur. Ce biais affectif, profondément enraciné dans notre culture politique et sociale, explique en grande partie les tempêtes émotionnelles qui suivent la déclaration d’Etzer Émile. La récente controverse autour d’une de ses déclarations illustre cette réalité : entre ce qu’il a dit, ce qu’on a cru qu’il disait et ce qu’il voulait dire, s’étend un gouffre, celui qui sépare la lettre de l’esprit.
Scientifiquement, cette distorsion relève de la sémiotique du langage. Le mot, en tant que signifiant, ne possède pas un sens fixe ; il vit dans un contexte, il s’interprète dans un climat culturel et émotionnel donné. Ferdinand de Saussure avait déjà montré que le signe linguistique unit arbitrairement un son et une idée. Roland Barthes, plus tard, rappela que ce signe devient aussi un mythe social : un mot peut donc, dans un contexte précis, véhiculer des charges symboliques disproportionnées. Dans la déclaration d’Émile, le choix de certains termes a provoqué une rupture entre son intention pédagogique et la perception collective. La lettre du discours, perçue comme irrespectueuse envers les héros de l’indépendance, a effacé l’esprit du message, qui invitait en réalité nos dirigeants à être également des modèles. Parce que, nous ne devons pas seulement être fiers de ce que nos héros ont accompli, mais aussi leur donner des raisons d’être fiers de nous, en préservant leur œuvre et en poursuivant le chemin qu’ils ont ouvert.
La science de la communication nous apprend que le sens d’un message ne réside pas seulement dans les mots prononcés, mais dans le contexte d’énonciation. Gregory Bateson l’expliquait : << le message ne peut être compris que dans la relation où il s’inscrit. >> Or, dans le cas d’Émile, le contexte émotionnel haïtien est un terrain miné. Dans un pays où la mémoire nationale est encore vécue comme une religion civique, évoquer Dessalines autrement que sous l’angle de la sacralité devient presque une transgression. L’intellectuel, même animé des meilleures intentions, aborde alors une zone délicate où chaque mot peut être interprété au prisme de la sensibilité collective, transformant parfois l’analyse en débat identitaire.
Pourtant, si l’on s’élève au-dessus des passions, on découvre que le fond de sa pensée est cohérent : il s’agissait moins de rabaisser les héros que de rappeler que leur héritage ne peut pas servir d’alibi à notre inaction. Anténor Firmin ou Dumarsais Estimé ne sont pas devenus des modèles parce qu’ils ont hérité d’un prestige, mais parce qu’ils ont agi. C’est là que réside la dimension psychopédagogique du message d’Émile : inviter à une réappropriation active du patriotisme. Il appelait, d’une certaine manière, à sortir du culte (woulibè) pour entrer dans la culture de l’exemplarité.
Mais cette intention a été trahie par la forme. Paul Watzlawick le souligne : << La manière de dire les choses détermine souvent ce qu’elles veulent dire. >> Dans une société où le second degré est difficilement perçu, où même les diplômés peinent à décoder l’ironie, l’usage d’une expression ambiguë devient un acte à haut risque. Haïti est une société de << haut contexte >>, voilà pourquoi le choix des mots doit être réfléchi. Comme disait Edward T. Hall : les messages y sont compris davantage à travers la tonalité, l’attitude, les symboles, que par le raisonnement explicite. Ainsi, la simple résonance émotionnelle d’un mot peut suffire à déclencher un tollé, indépendamment de l’analyse rationnelle du propos.
L’anthropologie aide aussi à comprendre cette réaction. Claude Lévi-Strauss avait démontré que les mythes structurent la pensée des sociétés : ils ne sont pas de simples récits, mais des systèmes de cohésion. En Haïti, Dessalines, Pétion, Christophe ne sont pas que des personnages historiques, ce sont des piliers de l’imaginaire collectif. Les évoquer autrement que sous l’angle de la vénération revient à fissurer le socle symbolique sur lequel repose notre sentiment national. La société réagit alors non par logique, mais par réflexe de défense. Cette réaction est émotionnelle, non intellectuelle, mais elle est profondément humaine : on protège ce qui fonde notre identité.
Du point de vue psychologique, ce phénomène correspond à ce que Leon Festinger a appelé la dissonance cognitive. Lorsqu’une information, même par légèreté, contredit une croyance fondamentale, l’esprit humain cherche instinctivement à la rejeter pour préserver son équilibre intérieur. La déclaration d’Émile, perçue comme une attaque contre la mémoire nationale, a donc provoqué une fermeture cognitive collective. On ne voulait plus entendre, mais se défendre. Ce réflexe s’accompagne souvent d’une forme d’épistémophobie ( la peur de la connaissance qui dérange ) que l’on retrouve fréquemment dans les sociétés fragilisées intellectuellement : on préfère la certitude confortable du mythe à la complexité du raisonnement.
Mais la faute n’est pas seulement du côté du public. Elle incombe aussi à la responsabilité intellectuelle. Pierre Bourdieu nous rappelle que << dire, c’est faire >>. Toute parole publique agit. En tant qu’intellectuel, Émile devait anticiper la sensibilité de son auditoire, calibrer son langage et adapter son registre au niveau de réception de la société. L’intellectuel qui s’adresse à une société blessée doit parler avec rigueur, mais aussi avec précaution. Cependant, cette maladresse de forme ne doit pas occulter la justesse de son fond. Le véritable enjeu n’est pas de savoir si ses mots étaient parfaits, mais si son intention était noble. Et de toute évidence, elle l’était : inviter à la lucidité, à la responsabilité, et à la construction d’un patriotisme agissant.
La controverse autour d’Etzer Émile met donc à nu un problème bien plus profond : notre incapacité collective à débattre sans détruire. Nous sommes, pour reprendre Frantz Fanon, un peuple << en lutte pour redevenir conscient de lui-même>>. Nous avons encore du mal à distinguer la critique de la trahison, la contradiction de l’attaque, la raison de l’émotion. Nous confondons souvent la loyauté avec la cécité. Tant que cette confusion persistera, la pensée libre restera suspecte et le débat, impossible.
Ainsi, entre la lettre et l’esprit, ce n’est pas seulement l’économiste Émile qui a été jugé : c’est notre rapport collectif à la pensée critique qui a été mis à nu. Car la vérité, dans toute société civilisée, ne se crie pas; elle s’explique, elle se démontre, elle s’enseigne. Et c’est précisément là que réside le défi haïtien : apprendre à penser avec la tête, sans cesser d’aimer avec le cœur.
Je ne voudrais pas conclure sans apporter une précision concernant Daly Valet, pour qui j’ai le plus grand respect. Je le lis, je l’écoute, et j’apprends énormément de lui. Sa proposition d’un débat avec Étzer Émile visait, à juste titre, à démontrer que nos héros peuvent et doivent demeurer des références. Il n’a pas tort ! Cependant, sans prétendre donner une leçon à M. Valet qui, à mes yeux, représente une ressource intellectuelle dont le pays gagnerait à mieux tirer parti , il me semble qu’aucun véritable débat ne saurait naître d’une déclaration qui ne constitue pas une thèse, mais plutôt une maladresse dans le choix des mots. D’autant que, sur le fond, ce que Daly Valet défend rejoint exactement ce qu’Étzer Émile voulait exprimer. En réalité, il n’y a donc pas opposition, mais simple décalage linguistique. Reste qu’Étzer, par souci de probité intellectuelle, devrait avoir le courage de reconnaître que la formulation employée ne traduisait pas pleinement son intention. Ce geste d’humilité ne diminuerait en rien sa pensée ; il la renforcerait, en réaffirmant que la clarté du mot est parfois aussi importante que la justesse de l’idée.
Me Magnekell REGULUS
Juriste, technicien en finances et administration publiques
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