Par Pierre Josué Agénor Cadet
La mémoire de la Révolution haïtienne, souvent transmise par un mélange de récits oraux, de traditions familiales et d’écrits historiques, a parfois contribué à créer des confusions autour de certaines figures. C’est le cas de Placide, longtemps présenté comme le fils biologique de Toussaint Louverture. Or, les sources disponibles permettent d’établir que Placide n’était pas né de Louverture, mais de l’union entre Suzanne Simon-Baptiste et un homme nommé Séraphin, de peau claire. Cette précision, loin d’être anecdotique, permet de mieux comprendre la construction de la mémoire familiale et politique autour du » Gouverneur à vie « .
Suzanne Simon-Baptiste, Séraphin et la naissance de Placide
Avant son mariage avec Toussaint Louverture, Suzanne Simon-Baptiste, veuve Bayon de Libertat, eut une relation avec Séraphin Leclerc dit Séraphin Clère, identifié par plusieurs témoignages comme un homme de couleur claire (Madiou, Histoire d’Haïti, t. I). De cette union naquit Placide.
Lorsque Suzanne épousa Toussaint Louverture, ce dernier accueillit Placide et l’éleva comme son fils. Toutefois, sur le plan strictement biologique, la filiation de Placide renvoie à Séraphin et non à Louverture.
La construction d’un mythe filial
Plusieurs éléments expliquent la persistance de l’erreur qui fait de Toussaint le père biologique de Placide :
Le poids de la coutume sociale : dans la société coloniale de Saint-Domingue, l’homme qui assumait la charge d’un enfant était considéré comme père à part entière, indépendamment de la généalogie.
La symbolique du “père fondateur” : dans l’historiographie haïtienne du XIXe siècle (Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti), Toussaint Louverture est présenté comme le « père » de la liberté noire. L’idée d’un fils biologique s’accordait avec ce rôle symbolique.
La transmission orale : la confusion s’est entretenue dans la mémoire collective, où la distinction entre fils biologique et fils adoptif importait moins que le lien affectif et politique.
Placide, fils adoptif et héritier politique de Louverture
Même sans lien de sang, Placide fut traité par Louverture comme un véritable fils. Il porta son nom, fut éduqué dans son entourage immédiat et participa à certaines missions militaires. C. L. R. James, dans Les Jacobins noirs (1938), note que Louverture voyait en lui un prolongement de son œuvre et, peut-être, un héritier.
Le lien qui unit Placide à Louverture témoigne ainsi d’une paternité d’adoption, fréquente dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes, où la famille se constituait souvent par recompositions et solidarités plus larges que la seule filiation biologique.
Vérité historique et enjeux mémoriels
Réaffirmer que le père biologique de Placide fut Séraphin Leclerc ou Clère (selon les historiens), et non Toussaint Louverture, ne réduit en rien la stature du Gouverneur général à vie. Au contraire, cela éclaire sa personnalité. Louverture ne se limita pas à ses enfants biologiques (Isaac, Saint-Jean, etc.), mais élargit son rôle de père aux enfants de son épouse, incarnant ainsi une conception élargie de la paternité.
Cette précision contribue également à mieux comprendre les usages mémoriels et politiques de la filiation .Ce qui importait, dans la société haïtienne du XIXe siècle, n’était pas tant l’exactitude biologique que la transmission d’un héritage moral et symbolique.
Placide n’était pas le fils biologique de Toussaint Louverture mais celui de Séraphin Leclerc ou Clère, homme de peau claire. Cependant, par son éducation et par la place que lui accorda Louverture, Placide fut pleinement son fils adoptif et politique. Cette clarification permet de dépasser le mythe pour mieux saisir la manière dont se construisent, dans l’histoire, les rapports entre filiation, mémoire et légitimité.
Références bibliographiques:
Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Paris, 1853.
Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1847-1848.
C. L. R. James, Les Jacobins noirs: Toussaint , New York, 1938.
Jean Fouchard, Les Marrons de la Liberté, Port-au-Prince, 1972.
Jean Casimir, La culture opprimée, Port-au-Prince, 2001.
Pierre Josué Agénor Cadet

