Il existe une géographie du cœur, secrète et obstinée, là où la rue Chavannes embrasse la rue Capois. Ce n’est pas un simple croisement : c’est un point d’ancrage affectif, un territoire de l’âme. Jadis, un petit hôtel de passe y survivait discrètement, mais même lui n’a pas résisté à l’usure du temps. Bregard et sa bande, dans un baptême improvisé, avaient nommé ce lieu : Tèt Chavannes. Une esquisse sur la carte, un lieu presque effacé, mais dans la mémoire, c’est un sillon vif : ici commence le souvenir.
Nous sommes à moins d’un kilomètre du Champ de Mars. Mais entre nous, il ne s’agit pas de distance, c’est une affaire d’écho. Le Palace, ce grand hôtel au coin, jadis altier et lumineux, fut terrassé par le séisme du 12 janvier. Depuis, il gît là, comme suspendu, en attente d’un regard, d’une main, d’un projet. Rien n’a été fait. Le silence est devenu sa façade.
Appuyé aux murs du Musée d’Art, je me souviens. D’ici, on aperçoit sans peine le Collège Saint-Pierre. On pourrait presque le toucher tant la mémoire a le bras long. C’est dans ce quartier que la ville me parlait à voix basse. Les pierres murmuraient. Les trottoirs savaient mon nom. L’avenue Christophe est à une enjambée de la rue Capois, par le corridor de Bois-de-Chêne. Il y avait aussi la maison de Sandy.
Sito Cavé le dit si bien dans ses écrits, et Allan l’a chanté comme on pleure en dansant :
“Champ de Mars pa tap chan’n Mas si m pat konn ale la…”
Rien ne serait pareil sans cet angle-là. Sans cette confluence de souvenirs, d’odeurs, de bottes qui claquent et de voix d’écoliers. Tèt Chavannes n’est pas qu’un croisement, c’est un cœur battant, un battement perdu, une boussole d’exilé. Ce fut jadis un quartier calme, avant de devenir un carrefour animé, palpitant, où toujours quelque chose se passe.
Le cireur de bottes est encore là, à l’angle, devant la maison des Gattereaux. Derrière lui, le coiffeur ambulant, presque sacré, fait sa pénitence en allant et venant, au rythme des visites à Radio Caraïbes. Politiciens, sénateurs, députés, ministres, voleurs, vicieux, passants, étudiants, journalistes, enfants… tous y défilaient, en une procession urbaine, haïtienne jusqu’à la moelle.
Et chaque fois que j’y pense, c’est comme si j’y retournais.
La rue Marcelin avait toujours un goût fade. L’impasse Cantave aussi. J’aimais contempler l’oblique du prolongement de la rue Waag, hésitant entre le bar de l’Ère et la rue Fleur de Chêne. Une pensée émue pour le docteur Eddy Arnold Jean, qui m’interpellait souvent au passage, pour parler Foucault et Deleuze, avant de nous rendre chez Gran’n V pour déguster un ragoût ou un poisson bien épicé.
Je pense souvent à la rue Capois, ce fil rouge de mes rêves de bâtisseur de ville. L’urbaniste que j’avais rencontré à Tèt Chavannes m’avait confié qu’il fallait absolument élargir cette rue et la prolonger jusqu’à Delmas. Je n’ai pas eu le temps de débattre du projet. Les architectes, me semble-t-il, ont oublié leur métier, autant que Ti Malice a laissé l’école pour se faire beurre… et beurrier aussi.
Hier soir, j’ai parlé à Albert Mangonès. Oui, en rêve. Il expliquait aux Gouverneurs de la Rosée comment reconstruire. Quand il aura fini de nous transmettre sa science, je serai le premier à venir rebâtir ma ville.
Ti Zando, ti Zando, fèy nan bwa rele mwen…
Ti Zando, ti Zando, fèy nan bwa rele mwen… (Azor)
Yves Lafortune
Miami, le 17 juillet 2024