Dans un monde où la mondialisation uniformise les cultures et fragilise les identités, Pierre Josué Agénor Cadet appelle à réconcilier mémoire et modernité. Puisant dans l’héritage d’Haïti, il rappelle que la souveraineté véritable ne se réduit pas à la politique ou à l’économie : elle se fonde sur l’ancestralité, cette force vitale qui relie un peuple à ses racines et lui ouvre les chemins de l’avenir.
Pierre Josué Agenor Cadet
Dans un monde en constante mutation, où la mondialisation tend à uniformiser les cultures et à affaiblir les identités, la souveraineté des nations est plus que jamais questionnée. On la réduit souvent à des considérations politiques ou économiques, mais la souveraineté véritable repose sur un socle bien plus profond : l’ancestralité, cette mémoire collective qui relie un peuple à ses racines et façonne sa dignité.
L’ancestralité : un héritage vivant
L’ancestralité n’est pas une simple référence au passé, ni une nostalgie stérile. Elle est un souffle, une force qui traverse le temps et donne sens au présent. Elle nous rappelle que nous sommes les héritiers d’une histoire faite de luttes, de sacrifices et de victoires. Dans le cas d’Haïti, ce lien est d’autant plus fort que la nation est née d’un combat unique dans l’histoire universelle : celui d’un peuple d’opprimés devenu libre et indépendant en renversant le joug colonial.
Cette victoire, préparée par Jean-François Mackandal, Zabeth, Cécile Fatiman, Boukman Dutty, Toussaint Louverture, et arrachée par Dessalines, Pétion, Christophe et tant d’autres, n’était pas seulement une libération physique. Elle était l’affirmation d’un principe universel : aucune domination n’est légitime, aucune servitude n’est éternelle. Ce legs nous oblige. Il constitue un pacte entre les générations : garder vivante la flamme de la liberté et en faire un instrument de progrès.
La souveraineté : entre idéal et réalité
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? La souveraineté, dans son acception la plus large, suppose la capacité pour une nation de décider par elle-même, sans contraintes extérieures, et d’assumer son destin. Or, dans un monde marqué par les rapports de force économiques et les ingérences politiques, la souveraineté nationale se trouve souvent réduite à une illusion.
En Haïti, cette illusion est particulièrement criante : dépendance économique, crises politiques chroniques, mainmise d’organisations internationales sur les décisions stratégiques. Cette situation révèle une vérité inquiétante : sans autonomie culturelle et sans conscience historique, la souveraineté n’est qu’un mot creux.
Quand l’oubli fragilise la nation
La perte de mémoire est une blessure profonde pour tout peuple. Car oublier ses ancêtres, c’est se priver de repères, c’est renoncer à cette force morale qui permet de résister à l’asservissement. L’historien Michel-Rolph Trouillot écrivait : « L’histoire est le champ de bataille où se joue la légitimité du pouvoir. » Celui qui maîtrise le récit historique détient une arme puissante : il contrôle non seulement le passé, mais aussi l’imaginaire du futur.
Ainsi, lorsque les jeunes générations ignorent le sens du Bois-Caïman, du Congrès de l’Arcahaie, de la Crête-à-Pierrot, de la Ravine-à-Couleuvre, de Vertières ou encore la portée de l’Acte de l’Indépendance, elles deviennent vulnérables face aux idéologies aliénantes et aux modèles imposés de l’extérieur. L’ancestralité, en ce sens, n’est pas un luxe académique, mais une nécessité vitale pour la souveraineté.
Réconcilier mémoire et modernité
Réhabiliter notre ancestralité ne signifie pas se replier sur le passé, mais au contraire y puiser la force d’inventer l’avenir. Comme le disait Aimé Césaire : « Une civilisation qui oublie ses racines est une civilisation qui meurt. » Or, il est possible d’allier tradition et modernité, identité et ouverture.
Cela passe par trois axes essentiels :
Une éducation enracinée : enseigner l’histoire nationale avec rigueur et fierté, non comme une simple récitation de dates, mais comme une source de réflexion critique et d’inspiration.
Une culture assumée : valoriser les langues, les arts, les symboles qui nous définissent, et en faire des instruments de créativité et de rayonnement.
Une économie libératrice : car la souveraineté culturelle et politique ne saurait prospérer sans autonomie économique.
Une urgence : la reconquête de nous-mêmes
À l’heure où les défis sont immenses — instabilité politique, pauvreté endémique, chômage, insécurité, spirale des gangs, migrations forcées, humiliations chez nos voisins et chez nos soi-disant amis, mauvaise gouvernance —, il devient urgent de renouer avec l’héritage des ancêtres, non pour se réfugier dans un passé glorieux, mais pour bâtir une citoyenneté responsable. Comme l’écrivait Jean Price-Mars : « Aux sources de notre être, nous devons aller chercher la substance de notre avenir. »
La souveraineté ne se décrète pas : elle se construit. Et elle ne se construira jamais sur l’oubli ou la démission. Elle exige de la mémoire, de la fierté et de la volonté. Sans ancestralité, la souveraineté est un édifice sans fondation. Sans souveraineté, l’ancestralité devient un simple chant funèbre.
En définitive, la vraie force d’un peuple réside dans cette alliance entre mémoire et action, entre passé assumé et futur à conquérir. Haïti ne sera pleinement souveraine que lorsqu’elle aura compris que ses racines ne sont pas des chaînes, mais des ailes.
(Extrait du livre « Histoire politique d’Haïti de 1804 à 2025 ou Mémoire d’un État capturé », de Pierre Josué Agénor Cadet, à paraître prochainement).


