Par Pierre Josué Agénor Cadet
Un président issu du peuple et proche de ses valeurs
Accédé à la première magistrature de l’État le 16 août 1946, au lendemain d’une crise révolutionnaire qui mit fin au régime Lescot, Léon Dumarsais Estimé (21 avril 1900 – 19 juillet 1953) demeure l’une des figures les plus marquantes de l’histoire politique haïtienne du XXe siècle.Instruit de la réalité sociale et de la nécessité du courage et de l’honnêteté dans les affaires publiques par son oncle Estilus Estimé (ancien maire des Verrettes etsénateurde la République), homme cultivé et profondément attaché à la justice sociale, Dumarsais Estimé entendait bâtir un État moral, fondé sur la responsabilité et l’intégrité. Dès son arrivée au pouvoir, il lança un vibrant appel à la moralisation de la vie publique, exhortant les membres de son gouvernement à servir avec loyauté et désintéressement.
Des lois exemplaires pour la transparence et la reddition de comptes
Dans un climat politique encore secoué par les abus de l’ancien régime, Estimé fit voter la loi du 15 octobre 1946, instituant une commission spéciale d’enquête sur l’administration de son prédécesseur, Antoine Louis Léocardie Élie Lescot, que la clameur publique accusait de malversations et de détournement de fonds.
Quelques mois plus tard, il fit promulguer la loi du 28 février 1947, ordonnant le séquestre des biens de l’ancien président, de plusieurs membres de son gouvernement et de certains de ses proches, dans l’attente d’une décision de justice.
Ces mesures, inédites dans l’histoire administrative haïtienne, témoignaient du courage politique d’un chef d’État décidé à rendre des comptes à la nation et à mettre fin à l’impunité.
Un projet moral interrompu par la chute du pouvoir
Mais l’œuvre d’Estimé ne résista pas longtemps aux forces conservatrices qui voyaient d’un mauvais œil son désir de réforme. Sa chute brutale mit fin à un processus de redressement administratif et moral qui, s’il avait été mené à terme, aurait sans doute changé la trajectoire de la gouvernance publique en Haïti.
L’esprit d’Estimé fut néanmoins immortalisé par ses actes : il avait osé toucher à l’intouchable, remettre en question la tradition d’impunité et placer la moralité publique au cœur de la politique nationale.
Un héritage moral à redécouvrir
Près de huit décennies plus tard, alors que des institutions comme l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), la Cour Supérieure des Comptes ou encore l’Unité Centrale de Renseignements Financiers (UCREF) existent pour combattre la corruption, la pratique du pouvoir reste souvent entachée d’abus, de favoritisme et de gaspillage.
Ressusciter l’esprit d’Estimé, c’est reconnaître que la lutte contre la corruption n’est pas qu’une affaire d’institutions, mais avant tout de volonté politique et d’exemplarité morale.
Quand la poule crie trop fort…
Le gouverneur général à vie Jean-Jacques Dessalines qui devint Empereur sous le nom de Jacques 1er avait coutume de dire à ses collaborateurs corrompus de » plumer la poule sans la faire crier « .
Aujourd’hui, non seulement la poule crie, mais même ceux et celles qui ne participent pas au festin entendent ses hurlements. Le cri de la poule est celui d’un peuple épuisé par l’injustice, la pauvreté et le cynisme des élites.
Suivre les traces de Dumarsais Estimé, c’est renouer avec une époque où la politique avait encore une âme, où la fonction publique signifiait service à la nation, et non enrichissement personnel par tous les moyens. C’est peut-être là la voie la plus sûre pour réconcilier l’État et le citoyen, et pour que le mot moralité retrouve enfin son sens dans la République.
Pierre Josué Agénor Cadet


