Amb. Roudy Stanley Penn
Le pouvoir, avec tout ce qu’il implique comme privilèges, serait exercé sans limite par ceux qui le détiennent si aucune règle ne venait l’encadrer.
Autrefois, deux principes dominaient : la prise du pouvoir et sa conservation. Ce n’est qu’avec l’évolution des sociétés que s’est imposée une autre vision, fondée sur la souveraineté du peuple, et non plus sur la personne du roi. Dès lors, ceux qui aspirent à gouverner ne peuvent plus seulement songer à prendre et garder le pouvoir, mais doivent aussi envisager de le transmettre. Cette idée devient l’un des fondements des sociétés démocratiques. Il est donc essentiel que les fonctions politiques électives soient exercées dans un cadre temporel juridiquement défini. Cette durée, fixée à l’avance, constitue une convention institutionnelle destinée non seulement à organiser la vie politique, mais aussi, à un certain niveau, à garantir la stabilité du système démocratique.
Hormis quelques constitutions qui confèrent au chef de l’État le pouvoir ad vitam aeternam, la magistrature suprême est en principe limitée dans le temps : la durée du mandat présidentiel, variable mutatis mutandis selon les systèmes institutionnels, est fixée par la loi fondamentale. Il en va de même, pour l’ensemble des fonctions électives, dont la limitation temporelle constitue l’un des garde-fous essentiels de la démocratie. Mais de manière générale, ce que révèle l’histoire constitutionnelle d’Haïti, c’est qu’à aucun moment les mandats électifs n’ont été uniformisés autour d’une même durée (Voir le tableau ci-dessous). La durée variait selon la nature des fonctions, qu’elles soient exécutives, législatives ou locales.
CONSTITUTION DÉPUTÉ SÉNATEUR PRESIDENT
Durée Durée Durée
20 mai 1805 A vie
27 décembre 1806 n/a 9 ans 4 ans
17 février 1807 A vie
4 août 1811 A vie
2 juin 1816 5 ans 9 ans A vie
30 décembre 1843 3 ans 6 ans 4 ans
14 novembre 1846 5 ans 9 ans A vie
20 septembre 1849 5 ans 9 ans Empire
14 juin 1867 3 ans 6 ans 4 ans
6 août 1874 3 ans 6 ans 8 ans
18 décembre 1879 5 ans 6 ans 7 ans
16 décembre 1888 n/a 7 ans
9 octobre 1889 3 ans 6 ans 7 ans
10 juin 1918 2 ans 6 ans 4 ans
15 juillet 1932 4 ans 6 ans 6 ans
2 juillet 1935 4 ans 6 ans 5 ans
22 novembre 1946 4 ans 6 ans 6 ans
22 novembre 1950 4 ans 6 ans 6 ans
22 décembre 1957 6 ans 6 ans
26 mai 1964 6 ans A vie
27 août 1983 6 ans A vie
27 mars 1987 4 ans 6 ans 5 ans
Or, l’avant-projet de Constitution de 2025 propose une rupture majeure avec cette tradition en alignant la durée de tous les mandats électifs à cinq ans. À première vue, on pourrait avancer que cette réforme vise une simplification du calendrier électoral, permettant de n’organiser qu’une seule consultation populaire tous les cinq ans. Une telle mesure réduirait très probablement les coûts liés à l’organisation des scrutins. Cependant, tout cela n’est que spéculation, dans la mesure où l’avant-projet n’a pas été assorti de commentaires explicatifs, ce qui nous prive, nous citoyens, de repères pour en comprendre les fondements de certaines propositions.
Ce dont je n’en doute pas, c’est que j’ai de sérieuses réserves quant à cette proposition, qui pourrait occasionner bien plus d’instabilité qu’on ne l’imagine. N’est-ce pas, en effet, que l’un des objectifs fondamentaux d’un régime politique dans une constitution est d’assurer la stabilité institutionnelle, seule capable de créer les conditions du progrès économique et social ? C’est précisément ce que la Constitution de 1987 n’a pas su garantir, entraînant le pays dans une spirale de crises politiques répétées, jusqu’à en vouloir aujourd’hui, inlassablement, sa tête.
En alignant la durée de tous les mandats électifs à cinq ans, dans le but principal supposé d’organiser une seule élection nationale sur cette période, l’un des problèmes majeurs que cela pourrait engendrer est le temps d’attente trop long entre deux scrutins nationaux. Au regard de l’histoire politique récente du pays, je doute que cette proposition n’engendrerait pas plus de problèmes que de solutions. On n’avait pas attendu longtemps pour lancer les hostilités contre Martelly après son élection en 2011. Ensuite, il n’a dirigé sur fond d’instabilité, de manifestations sans fin de l’opposition. Idem pour JovenelMoise qui, en 2018, a pris son baptême de feu, seulement un an après sa prise de fonction.
Or, le problème ce n’est pas tant que les acteurs politiques soient de mauvaise foi, mais plutôt que le système politique n’est pas organisé de telle sorte à garantir la stabilité, mais surtout à créer une place pour les perdants. En démocratie, on ne peut pas faire prévaloir que les vainqueurs. Ça doit être une cohabitation constante et institutionnalisée entre perdants et vainqueurs, parce que les vaincus sont appelés à un moment à être des perdants et les perdants, à un moment, des vainqueurs. La stabilité d’un régime démocratique repose d’abord et avant tout sur le consensus.
Bien évidemment, les élections, à elles seules, ne suffiront pas à garantir la stabilité ou le progrès démocratique. Mais elles en constituent un levier essentiel. C’est précisément pourquoi, je doute que les leaders politiques haïtiens aient la patience d’attendre cinq ans après une défaite électorale pour revenirdans l’arène.
Une aussi longue période sans consultation populaire, à mon avis, risque plutôt de favoriser l’agitation, voire de nourrir des formes de contestation extra-institutionnelles.
Et le problème que je soulève ici n’est pas propre à Haïti. C’est une considération qui vaut — ou peut valoir — pour de nombreux autres pays. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les élections uniques sont rarement adoptées dans les démocraties modernes.
Il est vrai que ce n’est pas facile pour nous, en Haïti, où l’on a fini par développer une certaine dépendance vis-à-vis de l’international, à la fois par manque d’expertise, mais surtout par manque de moyens financiers. Nos élections ont toujours coûté cher depuis la période post-1986, et nous n’avons pas les ressources nécessaires pour les financer seuls. Si les seuls scrutins qui ont pu se tenir jusqu’ici sont ceux à caractère général — présidentiels, législatifs et locaux — ce n’est pas forcément parce que c’est la voie idéale, mais parce qu’ils ont toujours été perçus comme le seul rempart possible après de grandes crises ou vastes contestations.
Il devient alors crucial que nous instaurions une véritable culture électorale dans le pays. En passant, René Préval reste l’un des rares chefs d’État à avoir organisé des élections dans l’intervalle de son mandat — ou disons plutôt, vers la fin. Les critiques à son endroit sont nombreuses, certes, mais cela n’empêche de reconnaître son habileté dans la gestion des affaires politiques. Même lorsqu’il n’a pas organisé d’élections de mi-mandat, il a compris la nécessité de changer de gouvernement pour insuffler une nouvelle dynamique et intégrer de nouveaux acteurs.
Au-delà des reproches — qu’il n’est pas utile de reprendre ici —, Préval est l’un des politiciens haïtiens les plus avisés de sa génération. Il connaît le système, et il connaît les gens. D’aucuns pourraient être tentés de comparer son style à celui d’Ariel Henry. Mais je m’arrête là.
Pour revenir à notre sujet, la tenue régulière d’élections contribue à ancrer une culture électorale et permet également de détendre le climat politique, en offrant aux citoyens des occasions périodiques de s’exprimer.
Sans aller loin, prenons l’exemple des Etats-Unis. En effet, chez Tonton Sam, les élections de mi-mandat jouent un rôle central dans la stabilité du système, en permettant au peuple de réajuster l’équilibre du pouvoir en cours de mandat, sans avoir à attendre la prochaine présidentielle.
J’ai d’ailleurs observé une dynamique presque similaire à Taïwan, où ce sont les élections locales qui remplissent cette fonction. Le mandat présidentiel étant de quatre ans, dans la deuxième année se tiennent les élections locales, dans une perspective, suivant ce qu’on m’a fait comprendre, de donner à la population la possibilité d’exprimer son soutien ou son désaccord avec le pouvoir central, et ce, sans bouleverser l’ensemble de l’architecture politique.
À la place, je serais plutôt favorable à un mandat présidentiel de quatre ans, renouvelable une seule fois, un mandat de sénateur de six ans, un mandat de député de quatre ans, ainsi qu’un mandat de quatre ans pour les maires, les gouverneurs et les membres des assemblées communales. Les élections locales et régionales serviraient alors de mi-mandat, ce qui, à mon sens, est essentiel dans tout système présidentiel. Il est toujours important que le peuple ait la possibilité de s’exprimer en cours de cycle.
Un autre élément qu’il me paraît crucial de prendre en compte — au regard des dérives observées au cours des trente-huitdernières années —, c’est la question de la révocabilité du mandat parlementaire. Sans aller jusqu’au mandat impératif, je crois qu’il est temps de réfléchir à un mécanisme clair, encadré, démocratique, permettant à la population de révoquer un élu si elle estime avoir été trahie. Une large part de nos élus s’est éloignée de sa mission, allant jusqu’à mépriser ouvertement lepeuple.
En conclusion, je dirais clairement que le modèle de mandat proposé dans l’Avant-projet de Constitution, s’il est adopté tel quel, risque de nous conduire droit à une nouvelle impasse. Il ne correspond ni à notre histoire constitutionnelle ni aux exigences de stabilité que la conjoncture impose. Or, aujourd’hui, le besoin le plus urgent du pays, c’est précisément la stabilité. Toute proposition qui l’ignore risque de manquer sa cible.