Par Jean Wesley Pierre
La lutte contre la corruption en Haïti, enjeu vital pour l’avenir du pays, connaît un nouvel épisode de controverse. Dans une lettre ouverte datée du 24 septembre 2025 et adressée au bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, Me Jean-Henry Céant, notaire et membre du Barreau, dénonce avec virulence la décision du Conseil de l’Ordre d’honorer Me Jacques Hans Joseph, directeur général de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC).
Cette distinction, présentée comme une reconnaissance pour « sa contribution à l’élévation des valeurs de la profession d’avocat », est qualifiée par Céant de « faux pas » entaché d’« hypocrisie » et de « manœuvres intéressées ».
Quand la récompense divise
Le 17 septembre dernier, le Barreau de Port-au-Prince a remis une plaque d’honneur à Me Jacques Hans Joseph, saluant son engagement professionnel et sa contribution à la défense de l’éthique. Mais pour Me Céant, cette reconnaissance revient à « célébrer un maître-chanteur ».
Dans sa lettre, l’ancien Premier ministre n’hésite pas à accuser le patron de l’ULCC d’avoir usé de son pouvoir pour exercer du chantage et manipuler des dossiers de corruption. Il affirme même avoir été personnellement victime de représailles après avoir refusé des sollicitations qu’il qualifie de suspectes.
Me Céant rappelle qu’en août 2021, il avait déjà adressé une plainte publique au Conseil de l’Ordre, dénonçant les méthodes de l’ULCC et la conduite de son directeur. À l’époque, aucune suite n’avait été donnée. « Ni le Conseil de l’Ordre, ni l’intéressé n’ont jugé utile de répondre ou de me poursuivre en diffamation », écrit-il, estimant que le Barreau a préféré « la complaisance » au débat de fond.
Créée pour enquêter sur les cas de corruption et protéger les finances publiques, l’ULCC est aujourd’hui au centre d’un paradoxe. D’un côté, elle multiplie les initiatives publiques contre la corruption : Ce vendredi 5 septembre, Hans Joseph, via l’ULCC organisait une foire baptisée « Je Dénonce », invitant les jeunes à pointer du doigt les corrompus et à s’engager pour la transparence.
Pour de nombreux observateurs et militants anticorruption, le directeur de l’ULCC incarne une figure de rigueur et de courage. Ses partisans saluent ses enquêtes sensibles, ses prises de position publiques et sa capacité à défier des intérêts puissants.
Mais d’un autre côté, l’institution est régulièrement accusée d’agir avec excès, de sélectionner ses dossiers en fonction de considérations politiques, et même de procéder à des arrestations en dehors des cadres stricts de la puissance publique.
Dans sa lettre, Me Céant dénonce des « dossiers tissés au fil du chantage », des rapports « scandaleux » et une justice instrumentalisée. Il reproche au Barreau de n’avoir jamais organisé un débat sur « les limites et les pouvoirs de l’ULCC », alors que la population reste avide d’informations claires sur le rôle exact de l’institution.
Au-delà des accusations personnelles, cette controverse illustre une tension plus profonde dans la société haïtienne : comment concilier la nécessité d’une lutte anticorruption avec le respect des droits fondamentaux et de l’État de droit ?
La lettre de Me Céant soulève des questions essentielles. Peut-on, au nom de la transparence, justifier des pratiques perçues comme arbitraires ? L’ULCC doit-elle se doter de garde-fous juridiques plus stricts ? Et surtout, comment garantir que les enquêtes ne deviennent pas des instruments de règlements de comptes et chantage?
Les critiques de Hans Joseph rappellent que l’ULCC n’a jamais publié de rapport sur certaines affaires sensibles, comme le controversé contrat Dermalog pour la production des cartes d’identification nationale.
D’autres s’interrogent sur les liens professionnels passés du directeur, notamment via le cabinet EXPERTUS, qui aurait défendu des personnalités citées dans l’enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse.
En honorant Hans Joseph, le Barreau de Port-au-Prince s’expose à une accusation de double standard. Me Céant fustige une institution qui « se prive de rigueur » et « hyper trophie le palmarès » d’un homme contesté.
Pour le Barreau, il s’agit peut-être de saluer un confrère engagé dans la lutte contre un fléau endémique. Mais ce choix soulève inévitablement la question de la prudence : fallait-il distinguer une personnalité qui concentre autant de critiques sans ouvrir un débat contradictoire ?
Dans un pays où la corruption gangrène les institutions et mine la confiance publique, la figure de Jacques Hans Joseph cristallise deux visions opposées : celle du croisé anticorruption et celle du fonctionnaire à la méthode brutale.
La lettre de Me Jean-Henry Céant, en rappelant ses accusations restées sans suite, agit comme un rappel des failles d’un système où la justice, la politique et la morale s’entremêlent.
Elle pose surtout une question urgente : la lutte contre la corruption peut-elle se gagner si ses propres champions ne sont pas eux-mêmes soumis à un examen transparent et équitable ?
Alors que l’ULCC poursuit ses campagnes publiques et ses enquêtes, cette polémique pourrait forcer le Barreau et les autorités à clarifier leurs positions. Faute de réponse, le risque est grand que le débat sur la corruption se transforme, une fois de plus, en affrontement de personnes plutôt qu’en réforme de fond.
Dans le tumulte haïtien, où la corruption reste l’un des principaux freins au développement, la figure de Jacques Hans Joseph symbolise à la fois l’espoir d’un sursaut et les dérives possibles d’une lutte mal encadrée. La lettre de Me Céant n’est pas seulement une charge contre un homme ; c’est un appel à repenser la gouvernance et l’éthique des institutions censées protéger la République.


