- Un fil conducteur ?
La pensée sociale n’est pas à confondre à un courant politico-idéologique tant au niveau mondial (par exemple, le capitalisme versus le communisme) qu’au niveau national (par exemple, le pouvoir au plus capable versus le pouvoir au plus grand nombre). Elle fait plutôt référence à une cause, face aux grands problèmes que traverse la société et, pour son renouvellement et son avancement, il faut des idées nouvelles. En d’autres termes, comme l’a dit Alice Canabate, quand un pays est rendu à un moment charnière, où les fondements culturels et les régularités sociales perdent de leur aspect fédérateur et de leurs atouts sédatifs, cela invite à des quêtes de nouvel imaginaire et d’actions collectives. La pensée sociale est donc l’expression d’un éveil de conscience et de la revendication d’un nouveau modèle de société rejetant l’ordre ancien. Sur cette base peut alors se greffer et s’enraciner un courant politico-idéologique, voire un choix économique.
- Évolution de la pensée sociale haïtienne
Il y a plusieurs courants d’idées, à commencer par l’esprit de Vertières et de l’Indépendance pour arriver aux révisionnistes des 38 dernières années, en passant par les Théoriciens au pouvoir, les Générations de la ronde, les Indigénistes, les Griots, etc. Mais, si dans les premières générations, nous avons retrouvé une âme haïtienne profonde et forte, malgré leurs paradoxes de conséquence, mais dans la dernière dite révisionniste, cette âme s’est effritée. Les révisionnistes font preuve d’un exercice de démocratie trompe-œil, stérile pour le peuple et ruinant systématiquement les grands acquis du pays. La situation actuelle en est la preuve. Cette crise profonde n’est certes pas que politique et économique. Elle est aussi et avant tout fondamentalement anthropologique, mettant en scène la cupidité, la traitrise et l’esprit revanchard. Tout cela, couplé à l’agenda international ayant un soubassement tant historique et raciste que stratégique, fait d’Haïti l’unique PMA de l’hémisphère américain et l’un des pays les plus inégalitaires au monde.
- Un ordre social déliquescent
Les révisionnistes regroupent les membres d’une nouvelle élite post-Duvalier. Ils ont rejoint dans leur pratique ceux de l’élite oligarchique. Ils se sont donnés en commun un soutien international, leurs bras armés et leur sirène composée d’intellectuels et de politiciens laquais. Ils ont engagé le pays dans un labyrinthe qui leur permet seuls d’en tirer profit, contre tout désir et projet du peuple d’améliorer ses conditions de vie. Une autre frange de l’élite, au lieu de faire face à ses responsabilités de penser et de prendre des actions pour le relèvement du pays, a préféré observer une stratégie de retrait ou se réfugier sous d’autres cieux plus cléments, souvent sur le sol des bourreaux et contempteurs du pays, sans pour autant lui offrir ce qu’elle y jouit, sinon des subsides de consommation et la construction de sa maison de retraite, faisant plus office de sauvetage familial et personnel que d’amélioration collective, d’autant que l’État n’a défini jusqu’ici aucune politique de valorisation des transferts.
Quand le président Trump a qualifié Haïti de « Shithole », le président Macron a traité les dirigeants en place de « Cons », le ministre canadien Jean-François Roberge a dit que « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde » et monsieur Rémi Villemure d’ajouter que « Haïti est probablement le pays le plus foireux parmi les 192 pays de la terre, … », c’est l’expression de leur mépris pour tous les Haïtiens. De tels propos ne sont certes pas nouveaux. Sous l’occupation américaine, des responsables américains en ont fait pareil. Un sénateur américain est allé jusqu’à dire : « Vous n’avez pas idée des conditions qui existaient quand nous avons débarqué dans ce pays. En comparaison, les écuries d’Augias étaient un paradis » (Voir Alain Turnier dans « Les sociétés des Baïonnettes », p. 9 – 10). Tout cela, sans oublier les nombreux affronts dominicains dont l’actuel président se croit investi, face à l’impuissance de la partie haïtienne et au nom d’un agenda caché, de la mission de défendre la cause d’Haïti sur le plan international.
Qu’est-ce qui a changé depuis, sinon ça n’a fait qu’empirer, puisque nous nous comportons comme des enfants prodigues et des feuilles de banane. Nous sommes dans une société où le matérialisme dominant en général comble les nantis en abondance et transforme les rêves du plus grand nombre en chimère. Les jeunes sont les plus grands sacrifiés. Ils sont réduits à admirer l’arsenal de choses matérielles que colporte une élite dominante, sans volonté de partage et sans vision prométhéenne, et que font miroiter à longueur de journée les médias et les réseaux sociaux, provoquant ainsi des désirs hallucinants et irrésistibles. Ce qui pousse certains d’entre eux à faire des choix compromettants pour satisfaire leur envie. C’est ce modèle consumériste dominant, ingurgité sans filtre, qui transforme hélas le pays en marché poubelle, en arrière-cour sous protectorat avec subordination politique et commerciale, en société en détresse alimentaire, matérielle, juridique et morale, donnant carte blanche à l’informel, au gangstérisme, à la violence et à la fuite.
- Momentum d’une société haïtienne alternative
Cette terrible réalité nous renvoie à notre devoir de maison. Le 222e anniversaire du bicolore national est un moment charnière pour commencer à questionner : « A qui est Haïti ? ». La réponse doit être bien pensée, car devant servir d’antidote à ce système qui fait voir l’Haïtien comme une chimère et son pays comme une menace. C’est cette mission historique qu’une nouvelle pensée sociale doit être l’expression, en œuvrant comme un Bellérophon pour sauver Haïti. Commençons par assumer que nous ne sommes pas ces clichés et stéréotypes que les prédateurs et pourfendeurs du pays véhiculent, mais plutôt « la lumière du monde », comme l’a dit Marlène Chouloute-Hyppolite. C’est surtout nos efforts et la renaissance d’Haïti dans une logique dessalinienne, une ferveur salnaviste, une intelligence salomoniste et une intrépidité estimiste, qui le prouveront comme vérité mathématique.
La nouvelle pensée haïtienne est donc une œuvre de l’esprit qui transcende la matière, lui transmettant des ondes vibratoires de création positive pour l’émancipation nationale et le bien-être collectif. La prospérité soutenable d’Haïti ne peut arriver que dans la création d’une aisance moyenne pour le plus grand nombre et non dans l’enrichissement d’une minorité détenant ou contrôlant environ 90% de la richesse nationale. Ces ondes énergétiques doivent provenir en premier lieu des familles, de l’école et des cercles d’interactions sociales. Mais, ces espaces sociaux ont besoin avant tout d’être recadrés pour prendre en main le contrôle de certains canaux de transmission porteurs d’ondes négatives, en vue de véhiculer une éducation en osmose avec la création positive dans sa pureté transcendantale. Ils doivent aussi ouvrir les perspectives tant sur la maîtrise des espaces communs : terre, mer, air et numérique, que sur l’édification de « villes paysannes » réappropriant la mémoire des Lakou authentiques contre les schèmes coloniaux.
Cette nouvelle pensée sociale haïtienne doit surtout cultiver chez l’Haïtien l’esprit civique et patriotique, en lui donnant l’amour du pays, le sens du devoir, le souci du bien commun et de l’autre ; interpréter la grandeur dans le sauvetage de l’humain et le respect de la nature, dans une esthétique qui apporte le bien-être et une espérance de vie meilleure, grâce à un leadership éclairé et transparent. Par conséquent, elle doit sortir le quotidien social du cycle de violence, de la logique de destruction et d’égoïsme aveugle, de corruption, de vol des derniers publics, de pillage des dons et des fonds empruntés, pour valoriser la probité, la passion de construire, de vivre-ensemble et de préserver les patrimoines matériels et immatériels. C’est dans un tel cadre de moralisation des mœurs, formant un cercle vertueux, que l’investissement peut fructifier et la nation prospérer.
- Conclusion
Nous sommes à un moment décisif, où il faut rendre l’impensable et l’impossible pensable et possible. La nouvelle pensée haïtienne doit alors faire éclore une nouvelle élite porteuse d’un projet de société inclusif dirigé par un État souverainiste pratiquant un leadership respectueux des droits et libertés, recelant une autre politique de fiscalité, d’investissement, de coopération, et valorisant la transparence ; interventionniste pour servir le bien-être collectif ; progressiste dans les affaires économiques et commerciales ; régionaliste dans les affaires politiques et administratives ; pragmatique sur le plan géopolitique et diplomatique pour permettre à Haïti de tenir dignement sa place dans le concert des nations.
Abner Septembre
Sociologue, Entrepreneur, Écologiste
17 Mai 2025.