Par Jean Venel Casséus
Ok ! À ce stade d’une discussion ou d’une dispute, c’est la rupture. Elle est lapidaire et tranchante.
Dans l’imaginaire collectif haïtien, une telle déclaration défie absolument l’ordre établi. Elle claque comme une gifle. Entre haïtiens, il n’est pas nécessaire d’en expliquer le sens : on le comprend intuitivement. Elle signifie, dans toute sa radicalité, le refus total de l’autorité, le rejet volontaire et frontal de toute hiérarchie, aussi sacrée soit-elle. Lorsqu’un individu lance « Ou mèt te Le Pape ! » il ne fait pas que défier l’ordre, il s’en affranchit. Il proclame à haute voix qu’aucun pouvoir ne peut plus l’atteindre ni le contraindre et il est prêt à en subir les conséquences.
En Haïti, le pape n’est pas une figure abstraite. Même pour ceux qui ne sont pas catholiques, même pour ceux qui n’ont jamais assisté à une messe, le nom du pape, prononcé avec solennité ou avec colère, demeure un marqueur symbolique de l’autorité suprême, de la verticalité du pouvoir. Le pape incarne une figure au-dessus de tout soupçon, une référence au sacré, à l’ordre moral, au respect ultime. Si l’on peut donc refuser l’autorité même du pape, c’est qu’on ne reconnaît plus aucun pouvoir ni spirituel, ni temporel.
Cette parole ne surgit jamais dans un contexte anodin. Elle est souvent prononcée dans des moments de tension extrême, lorsqu’un individu sent qu’il est au bord de la soumission ou lorsqu’il considère que les règles ne sont plus légitimes. C’est l’équivalent d’un point de non-retour, une frontière symbolique qui, une fois franchie, autorise tous les gestes, même les plus irréparables. Il n’est pas rare d’entendre cette phrase en prélude à une révolte, à un éclat de violence ou à une rupture irréconciliable. Elle ne signifie pas simplement « je ne te respecte pas » ; elle affirme plutôt : « je ne reconnais plus ton droit à être respecté ».
Cela dit, pour comprendre la charge de cette parole, il faut situer le contexte religieux et culturel d’Haïti. L’île est traversée par deux grands courants spirituels : le christianisme, catholique et protestant, et le vodou. Si ces deux traditions ont parfois coexisté, elles ont aussi engendré des tensions identitaires profondes. Pourtant, malgré cette diversité de croyances, le nom du pape garde une aura universelle. Il est la figure de proue d’un ordre ancien, celui de Rome, celui de la tradition chrétienne que des générations d’haïtiens ont héritée à travers la colonisation, les missions religieuses et l’instruction chrétienne. Insulter ou défier le pape, même symboliquement, revient donc à rejeter sa mère, son père, sinon Dieu.
C’est en cela que « Ou mèt te Le Pape ! » prend une valeur anthropologique. Cette parole, elle dit tout de la manière dont l’haïtien moyen conçoit le pouvoir. Il le redoute, il le respecte, mais il peut aussi s’en détacher brutalement lorsqu’il sent qu’il n’a plus rien à perdre. Ce n’est pas une révolte de principe, c’est une révolte existentielle. Elle vient de celui qui a été nié, humilié, contraint. Et elle rappelle que dans une société où l’autorité est souvent vécue comme oppressive, il suffit d’un mot, parfois d’un seul, pour renverser le sacré et redonner à l’individu son pouvoir sur lui-même.
11 mai 2025