A mon pays qui vit une terrible saison d’anomie!
Hier soir, dans la majestueuse enceinte du Boston Symphony Hall, cette cathédrale acoustique inaugurée en 1900 et façonnée par les plus grands orchestres du monde, un souffle nouveau a traversé les allées de velours, portant jusqu’au cœur de la salle une brise chaude venue des nuits haïtiennes, là où le konpa, soudain, a trouvé un nouvel écho, un autre palier, un tournant décisif dans son odyssée sonore.
La scène, d’ordinaire réservée aux symphonies et aux concertos, s’est ouverte telle une offrande à Arly Larivière et à son orchestre. Et soudain, les archets, les cuivres, les percussions, ceux du Hall, ceux des rêves, ceux du cœur, ont semblé se lever pour laisser passer une musique qui n’avait jamais résonné ici avec une telle intensité : le konpa direct, ce fils d’Haïti, né des pulsations du tambour et des murmures d’un peuple qui danse même sous la pluie.
Je n’étais pas dans la salle, non. J’étais « loin mais si proche », suspendu au fil de la technologie, témoin d’un enchantement qui a rompu les distances. Tout au long de ma vie, j’ai caressé le rêve d’assister à un concert de Tropicana d’Haïti, de Septentrional, de célébrer de mes propres pas ces orchestres qui ont façonné nos imaginaires. Jusqu’à hier, je restais sous ma soif, comme un assoiffé qui tourne autour de la fontaine sans jamais pouvoir y tremper les lèvres.
Mais hier soir, quelque chose s’est ouvert. Hier soir, New Look a renversé la frontière entre absence et présence. Hier soir, j’ai vécu, depuis mon écran, l’une des plus grandes célébrations du konpa moderne, comme si j’avais été assis au premier balcon, le cœur accordé au rythme du maestro.
New Look on fire. C’est l’expression juste, brève, incandescente. Le groupe brûlait, mais d’un feu maîtrisé, sculpté, tenu dans la main comme un diamant rouge. Chaque musicien semblait animé d’une ferveur intérieure, jouant non seulement avec précision, mais avec cette flamme rare que l’on ne peut enseigner. Les notes ne s’enchaînaient pas : elles se libéraient, s’élançaient, prenaient possession des murs centenaires du Symphony Hall.
Et puis, il y avait Arly Larivière.
Arly le capitaine, Arly le sculpteur de mélodie, Arly la rivière qui coule avec douceur mais qui, par moments, déborde d’une puissance qui arrache des cris au public. Avec une maestria assumée, il a dirigé la soirée comme un chef dirige une armée lumineuse. La salle entière, ces centaines et milliers de voix, s’est levée, a chanté avec lui, a répondu à chaque note comme on répond à un appel d’âme.
On avait l’impression que, pour la première fois, le konpa entrait dans un temple où on ne l’attendait pas. Et pourtant, il y brillait comme s’il en avait toujours été l’hôte. C’était le choc des mondes, mais sans heurts : plutôt une fusion poétique, comme si le Symphony Hall avait secrètement espéré, depuis un siècle, entendre ce rythme chaloupé qui porte la mémoire d’un peuple et la promesse de son avenir.
Oui, hier soir, le konpa a pris un autre tournant. Il s’est affiné sans se renier, il s’est élevé sans perdre sa terre, il a montré qu’il pouvait habiter les plus grandes salles du monde sans rien céder de son identité. C’était un moment d’histoire, un moment de fierté, un moment de revendication culturelle aussi. Car porter le konpa dans un espace comme celui-là, c’est dire au monde : nous avons notre place, notre son, notre génie.
Alors, merci Arly. Merci New Look.
Merci pour cette offrande, pour cette montée en gamme qui honore la musique haïtienne dans toute sa splendeur. Et surtout, bon 70e anniversaire au konpa direct. Que la rivière continue de couler, de charmer, d’ouvrir des portes que l’on croyait scellées. Hier soir, à Boston, une nouvelle page a été écrite : elle est dorée, vibrante, indélébile.
Et pourtant, au-delà de la joie, une pensée n’a cessé de me traverser : celle de la saison des Templiers haïtiens. Ces femmes et ces hommes de vision, capables si nous croyons en eux, si nous bâtissons avec eux , d’ériger chez nous des cathédrales de son, des salles dignes d’accueillir la beauté qui jaillit de nos artistes, de nos orchestres, de nos rêves.
Car enfin, il ne peut y avoir de développement culturel sans infrastructures culturelles (Malraux 1960) (1). Comment rêver de rayonnement si nous ne construisons pas les lieux où ce rêve pourra prendre forme ? Hier soir, j’ai compris que le génie est là. Il ne manque plus que les temples modernes capables de le porter.
Hier soir, au Boston Symphony Hall, New Look a touché les étoiles. Il reste maintenant à Haïti de bâtir les cieux où nos artistes pourront, un jour, jouer chez eux avec la même grandeur.
(1) André Malraux, Ministre de la Culture du General de Gaule 1959/1969)
Yves Lafortune, Packland, le 17 Novembre 2025


