Il est des plumes que l’on admire et des silences que l’on redoute. Lyonel Trouillot appartient à cette trempe d’hommes dont le verbe est si vaste qu’il peut, à volonté, construire des cathédrales ou incendier des ponts. Écrivain magistral, il l’est sans conteste. Mais il est aussi, à ses heures sombres, le prince d’un royaume d’aigreurs où la parole se mue en arme, et le jugement en sentence.
Beaucoup le savent, peu le disent. Derrière les envolées de celui que l’on appelle, non sans révérence, “Son Excellence”, se cache parfois un homme redoutablement méprisant, tenant salon dans ces hauteurs, chez lui aussi où l’on philosophe entre deux bouffées de sarcasmes. Là-bas, entre verres de vin rouge, Rhum Coca et poésie, il règne comme un chef d’orchestre d’une petite noblesse de la médisance. On y dit tout, sauf l’essentiel. On y raille, on y juge, on y réduit. Et toujours, lui au centre, tel un souverain maussade des lettres.
Depuis l’École Normale Supérieure, j’emporte avec moi les traces de cette ambivalence. Combien de fois lui ai-je dit, sans détour : la vie est aussi faite d’amour, de tendresse et d’addition ? Mais il fallait qu’il retranche. Toujours.
Je me souviens de sa première cruauté, dirigée contre James Noël. C’était glacial, calculé : un refus de reconnaissance, un refus d’aile. Mais James, poète des abîmes et des hauteurs, a su s’arracher à ce mépris. Il a volé. Haut.
Puis vint Richard Philoctète. Dans l’un des cahiers issus des Ateliers du Jeudi soir, Trouillot dresse des portraits d’auteurs. À sa nièce, il accorde les lauriers de l’Université de Pennsylvanie. À Richard, une seule ligne : “fils de René Philoctète”. Réduction tragique. Comme si être fils d’un géant suffisait à vous effacer. Comme si l’ombre du père devait bâillonner la voix du fils.
Mais c’est dans son texte sur l’incendie de l’hôtel Oloffson que se révèle peut-être sa plus terrible indifférence. Le lieu brûle. La mémoire vacille. Et lui, au lieu de pleurer, théorise. Il ne dénonce pas le crime : il l’habille de distance. Il ne compatit pas : il stylise. Son deuil devient posture. Et l’on sent poindre dans ses mots un narcissisme funèbre : comme si l’événement réel, trop douloureux, devait être sublimé jusqu’à l’oubli. La tristesse tue, alors il choisit l’ironie comme armure.
En tout cas, moi, je ne veux pas polémiquer avec celui qui, malgré tout, m’a aussi appris la littérature. Je veux lui parler autrement. Lui dire ceci : que le pays a besoin de beauté, certes, mais surtout d’amour. D’un amour vrai, humble, profond. Parce que trop souvent, nous nous détruisons à coups de mots, de mépris et de silences. Parce que l’orgueil est parfois plus ravageur que le feu.
Oui, l’Oloffson n’était plus ce qu’il fut. Mais il représentait encore un peu de nous. Une mémoire vive, un vestige d’intensité. Un lieu chargé d’ombres, de musiques, de rires mêlés aux douleurs. Ce n’est pas à lui d’inviter les écrivains. Ce n’est pas sa mission. Il est. Il fut. Il demeure.
Et il est triste, cher Lyonel, que vous n’ayez pas su faire du Vendredi Littéraire une institution durable. Que le Centre Anne-Marie Morisset ne soit pas devenu ce joyau dont la littérature haïtienne a tant besoin. À défaut de restaurer l’hôtel, nous aurions pu au moins ériger des lieux d’âme et de savoir.
Michel-Rolph Trouillot nous a enseigné comment les sociétés effacent les passés dérangeants (Trouillot 1995). Nous savons reconnaître le silencing quand il s’opère. Alors de grâce, épargnez-nous celui de l’Oloffson. Laissez-nous pleurer sa perte. Laissez-le reposer. Et surtout, aimez un peu plus.
Car oui, un peu d’amour fait du bien, vous savez.
Twa fèy twa rasi n O! Jete bliye, ranmase sonje!
Yves Lafortune
Miami, le 11/7/25