À Pierre Antoine Louis, aux Dr Sauveur Pierre Etienne, Roromme Chantal, Thomas Lalime, Sabine Lamour, Carly Dollyn, Edelyn Dorismond etc… A Me Daniel Jean, Enomy Germain, Ricardo Germain, Mayelle Montilus, Carlens Napoleon et à tous les Gouverneurs de la rosée d’une maniere Generalement quelconque qui hésitent encore à y mettre la main !
Il fut un temps, dit-on, où les hommes parlaient un seul et même langage. Dans une ferveur commune, ils entreprirent de bâtir une tour gigantesque, symbole de leur unité, de leur puissance et de leur volonté d’atteindre le ciel. Mais Dieu, dérangé par tant d’arrogance, brouilla leur parole. La confusion s’installa. Et chacun se dispersa, ne parlant plus que sa propre langue (Genèse 11:1-9).
Aujourd’hui, Haïti semble rejouer cette scène biblique mais à l’envers. Ce n’est plus Dieu qui a semé la confusion : c’est nous, en toute autonomie, qui avons fait de la dispersion notre mode de gouvernance.
Chaque ministère, chaque direction générale, chaque office public agit comme une île isolée, dérivant dans l’océan de ses intérêts propres ou de son inertie. L’État est devenu un puzzle désarticulé, un corps sans tête, une machinerie qui fonctionne au ralenti, juste assez pour simuler l’existence. Le Ministère de l’Agriculture, confié comme un butin de guerre au Parti Pitit Dessalines, en est l’illustration crue et cette aberration est désormais perçue comme une banalité administrative.
Les politiques, eux, ont troqué la démocratie contre le théâtre. Ils jouent à la République comme on joue à la roulette russe, avec le peuple en guise de cible. Les idéaux sont morts, les projets communs oubliés. Reste une logorrhée stérile, une République vidée de toute chair, qui ne produit plus que des mots pour meubler le vide.
Les médias, quant à eux, ne rendent plus compte : ils orchestrent. Ils courent derrière les drames, amplifient les gémissements, font du cadavre un spectacle, et de la douleur un produit d’appel. L’information est devenue une bête vorace, se nourrissant du chaos qu’elle prétend dénoncer.
La communauté internationale, fidèle à elle-même, parle beaucoup et agit peu. Elle se love dans ses communiqués, ses séminaires, ses résolutions. Un chœur tragique qui commente la chute, sans jamais y mettre la main.
Le ministère de l’Éducation, lui, dresse des tableaux : tant d’écoles détruites, tant d’élèves affectés. Entre temps, une institution relevant dudit ministère publie des brochures, érige des banderoles, organise des forums. Pendant ce temps, l’école haïtienne s’effondre comme un château de cartes sous la pluie.
Et le peuple ? Il s’étouffe. Il vit sans vivre, dans une suffocation lente, rythmée par l’angoisse, la débrouillardise, la peur et la faim. Un peuple qui tient encore debout, non par espoir, mais par nécessité.
Nous vivons dans une cacophonie organisée. Chacun fait à sa guise. Sans plan, sans cap, sans concertation. Un pays dissonant, où les institutions se croisent sans se parler, où les voix s’élèvent sans jamais s’entendre. Comme l’écrit Jean Casimir, « nous n’avons pas de langage commun, car nous ne nous adressons pas les uns aux autres, nous nous crions dessus, sans volonté de nous comprendre. » (Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens, 2020). Ce qu’il appelle « dialogue de sourds » est devenu notre normalité institutionnelle.
Et si cela continue, nous mourrons tous. Non seulement de faim ou de balles, mais d’abandon collectif. Nous mourrons d’indifférence, de fragmentation, de notre incapacité tragique à forger un horizon commun.
Mais la leçon de Babel ne s’arrêtait pas à l’échec. Elle contenait, en creux, l’espérance d’un langage retrouvé. Un langage non pas unique, mais partagé. Un langage de sens, d’écoute, de projet. Peut-être est-il encore temps, pour peu que nous acceptions de reconstruire ensemble non pas une tour, mais un pays.
Référence :
Casimir, J. (2020). Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens. Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
La bible; traduction de Louis Second
Yves Lafortune
Floride, 30 juillet 2025