À tous les (Gouverneurs et Gouverneures) de la Rosée!
J’avais sept ans.
À peine. Ce dimanche-là, je me suis évadé du temple du Nazaréen, là-bas, chez le Pasteur Simon. La parole était tiède, le culte sans feu.
Mais dehors, c’était le tumulte du Carnaval ! La merengue du Bossa Combo traversait les murs, soulevait les jupes et les âmes. Tout le monde chantait :
Demostèn ou mèt vole, Demostèn, tout fanm se chat…
Je souris encore de cette échappée belle. Un enfant libre, qui ne savait pas encore que le monde tourne à l’envers. Aujourd’hui, féministe convaincu, je ne chante plus mais je me souviens.
Je n’ai connu Airport Ciné qu’une seule fois. Une fois seulement.
Je le regrette encore.
Mais Fabre Geffrard vibrait sous nos pieds : le football y avait des odeurs de poudre et de poussière mêlées.
Et quand Lunise apparaissait à la fenêtre d’en face,
son sourire valait tous les buts du monde.
Le Marché en Fer, rouge et solennel, se dressait comme une cathédrale païenne. Je n’en comprenais pas les mystères, mais sa couleur parlait à mon cœur d’enfant.
À la Librairie Auguste, on achetait des papiers en forme de cœur pour écrire des lettres d’amour malhabiles. On feuilletait Zembra à la dérobée.
La Boulangerie Saint-Marc embaumait le souvenir. Papa nous y conduisait parfois, et le goût du pain chaud est resté, comme un serment.
Les boîtes de lait J-Brant devenaient ballons : le jeu était pauvre, mais l’enfance était riche.
Je me rappelle aussi ce grand portrait de Duvalier, à Portail Léogâne. Je me demandais :
Pourquoi prend-il autant de place ? Pourquoi bloque-t-il le passage des camionnettes ? J’étais un enfant mais déjà, en moi, je redoutais les Adjipopo!
Puis le temps a fait son œuvre.
J’ai grandi. Les souvenirs ont changé de goût. Caribeno, Brisa del Mar, quelques verres, quelques éclats de rire. Erno m’aurait traité de jouisseur, peut-être…
Soit. I don’t care. Je ne renie rien de mes ivresses, ni de mes veilles.
Aujourd’hui que j’ai lu Jacques Roumain, aujourd’hui que je dialogue avec Jacques Stephen Alexis, aujourd’hui que j’ai vu Manhattan, que j’ai étudié au Nord, je veux du social change. Je veux passer des rêves aux actes.
Faire que ce pays qu’on a tant pleuré puisse enfin se relever.
Je vois, au carrefour de Airport Ciné, un grand buste de Dessalines, là où la Grand Rue croise Delmas. Et si, en ce carrefour, Delmas, Cité Soleil et Port-au-Prince se donnaient enfin la main, qu’adviendrait-il d’Haïti ?
Je rêve d’une Grand Rue prolongée jusqu’à Tiburon, jusqu’à Ouanaminthe.
Quatre voies à l’aller, quatre au retour. Duvalier en a fait deux. Je veux faire mieux. Est-ce un péché ?
Et quand tout cela sera juste,
quand la rosée aura gouverné nos pas, je reviendrai m’asseoir à la Première Avenue de Bolosse.
Je contemplerai la Grand Rue,
ma rue,
notre rue.
Je penserai à l’Habitation Leclerc, au détour discret de la route des Dalles. Puis j’irai marcher dans le Martissant de Mangonès, ce jardin en sursis Car la rosée du Martissant 23 parle encore au poète
et appelle à la patience,
à la paix,
à la pâture du cœur.
L’Éternel est mon berger.
Akbolisabadya Da Guinen !
Yves Carmel Lafortune
3 juillet 2025