Par Jean Wesley Pierre
Le drame de Kenscoff, survenu le 19 août 2025, a coûté la vie à deux policiers de l’unité SWAT et blessé plusieurs autres. Ce qui aurait dû être un moment de recueillement et d’unité nationale s’est transformé en miroir cruel de l’incohérence et de l’impréparation de l’État haïtien. Car plus grave que la tragédie elle-même est la gestion désastreuse de l’information et l’incapacité des autorités à livrer un récit clair et cohérent des faits.
D’un côté, la Primature parle de « deux morts et deux blessés ». De l’autre, le président du Conseil présidentiel de transition, Laurent Saint-Cyr, évoque « deux morts et sept blessés ». Deux chiffres, deux réalités parallèles, un même pays. Ces divergences révèlent l’absence d’un système de commandement opérationnel unifié. Comment croire à la capacité de l’État de rétablir la sécurité nationale quand il ne sait même pas compter ses propres victimes ? Cette incohérence n’est pas une simple erreur de communication : elle illustre le chaos administratif, l’improvisation permanente et l’absence de reddition de comptes. Elle jette le doute sur tout le reste : les enquêtes, les promesses, les bilans officiels.
Les communiqués successifs livrés au public n’éclairent rien.
La Police nationale évoque un « incident », sans jamais qualifier les causes ni les responsabilités. La Primature parle d’« accident » provoqué par un « drone kamikaze », transporté « par des habitants dans un geste de bonne foi » une formulation qui frôle l’absurde et révèle un effondrement total des protocoles de sécurité. Le Conseil présidentiel, lui, se réfugie dans les grandes phrases : « aucun sacrifice ne sera oublié », « moyens accrus », « solidarité nationale ». Dans cette grammaire officielle, chaque mot atténue, dilue, détourne. Le réel est masqué par la rhétorique. Le bilan devient flou, la responsabilité disparaît, la vérité est renvoyée à un « moment opportun » qui ne vient jamais.
Au-delà des mots, l’événement de Kenscoff révèle une chaîne de fautes graves :
- Périmètre de sécurité inexistant : Comment un engin explosif a-t-il pu franchir les contrôles et atteindre une base SWAT?
- Absence de doctrine anti-drones : aucune mention d’équipements ou de protocoles pour détecter et neutraliser ce type de menace.
- Improvisation mortelle : le simple fait que des civils puissent transporter un objet aussi dangereux vers une unité spécialisée témoigne d’une culture de l’amateurisme institutionnalisé.
Chaîne de commandement éclatée : 2 voix officielles, plusieurs versions différentes. Résultat : confusion totale et perte de confiance publique. Ces défaillances ne sont pas techniques seulement, elles sont politiques. Elles reflètent l’incapacité des dirigeants à anticiper, à planifier et à protéger leurs propres forces.
Les discours officiels multiplient les formules vagues : « renforcer », « protéger », « doter », « accompagner ». Mais nulle part n’apparaissent des chiffres, des délais, des procédures ou des responsabilités précises.
Or, dans toute politique de sécurité sérieuse, la transparence est non négociable : un bilan consolidé, un calendrier d’enquête, des sanctions en cas de fautes, un soutien réel aux familles, et surtout, une révision immédiate des procédures de protection. Rien de cela n’a été annoncé.
À Kenscoff, ce ne sont pas seulement deux policiers qui sont tombés. C’est aussi la vérité. Une vérité qu’un État digne aurait dû livrer avec clarté, courage et sens du devoir. À la place, les Haïtiens ont eu droit à des bilans contradictoires, à des euphémismes bureaucratiques et à une pluie de promesses creuses.
Tant que l’État s’obstine à maquiller la réalité au lieu de l’affronter, la sécurité continuera de se dégrader. Car on ne combat pas les gangs, ni les menaces terroristes, avec des discours de condoléances et des slogans patriotiques. On les combat avec des stratégies, des procédures respectées, des équipements adaptés et une redevabilité claire.
Le drame de Kenscoff aurait pu être une tragédie unificatrice. Il devient un révélateur d’irresponsabilité. L’État haïtien s’est montré incapable d’énoncer un fait aussi simple que le nombre exact de ses victimes. Cette faillite, en apparence symbolique, est en réalité fondamentale : un État qui ne peut compter ses morts ne pourra jamais protéger les vivants.
Les policiers tombés ne demandent pas de belles phrases. Ils réclament, par leur sacrifice, une vérité nue et une gouvernance responsable. À défaut, leurs vies auront été sacrifiées une seconde fois sur l’autel de l’irresponsabilité et de la lâcheté politique.