Par Josué Sénat
Politologue
Présenté d’abord comme un outil de participation citoyenne et de liberté d’expression, Internet est aujourd’hui pointé du doigt pour fragiliser la démocratie qu’il était censé renforcer. Désinformation, bulles de filtre, affaiblissement du débat public… le numérique soulève une question cruciale : a-t-il véritablement libéré la parole ou érodé les fondements du vivre-ensemble démocratique ?
Brice Couturier, essayiste et journaliste français, s’est interrogé : Internet est-il bon ou mauvais pour la démocratie ? Dans sa réflexion intitulée « La démocratie malade des réseaux sociaux », il revient sur l’ambivalence de cette technologie qui, tout en ayant contribué à la vitalisation démocratique, semble aujourd’hui la fragiliser.
Au lendemain du « printemps arabe », Internet apparaissait comme une véritable technologie de la libération, selon l’expression de Larry Diamond. En Tunisie, en Égypte ou encore en Libye, les jeunes manifestants avaient su tirer parti du numérique pour contourner la censure et mobiliser les masses autour d’un idéal de dignité et de justice. À cette époque, les réseaux sociaux semblaient incarner le triomphe de la liberté d’expression et l’avènement d’une démocratie participative à l’échelle planétaire.
Or, une décennie plus tard, la poussière est retombée. Les mêmes plateformes qui avaient permis de renverser des pouvoirs autoritaires sont devenues, pour reprendre le mot de Yascha Mounk, les instruments de la « déconsolidation démocratique », c’est-à-dire du recul de la confiance dans les institutions et de la montée des comportements illibéraux. Le chercheur a mené des recherches dans plusieurs démocraties occidentales d’ailleurs pour étayer sa thèse.
Internet, devenu la principale source d’information pour une majorité d’individus, s’impose désormais comme l’espace de socialisation politique par excellence. Mais il enferme aussi ses utilisateurs dans des bulles cognitives, façonnées par des algorithmes qui personnalisent leurs recherches et filtrent leurs contenus.
Eli Pariser, ancien stratège de la campagne d’Obama, a été parmi les premiers à alerter sur ce phénomène avec le concept de « bulle de filtre ». L’idée, reprise par Nicholas Negroponte (fondateur du média Lab du MIT) sous le terme de Daily Me, est que chacun se trouve désormais exposé à un « journal sur mesure », qui ne fait que confirmer ses préférences et renforcer ses convictions. Le citoyen se coupe ainsi du monde commun, pour reprendre la formule d’Hannah Arendt, cet espace partagé où les faits, même discutés, restent reconnus par tous.
Dans ce contexte, la disparition des intermédiaires traditionnels de l’information, ces gatekeepers qui garantissaient un certain degré de vérification, a profondément transformé le rapport à la vérité. Chacun peut devenir producteur de contenu, commentateur, voire diffuseur de rumeurs. Les recherches ont montré que les fake news circulent plus vite et plus largement que les informations vérifiées, et qu’elles réapparaissent même après avoir été démenties. Ainsi, Internet s’impose comme une arme à double tranchant, il démocratise la parole, mais favorise la désinformation, la polarisation de l’opinion et la défiance généralisée.
Dans nos sociétés contemporaines, un simple compte sur les réseaux suffit à faire de n’importe quel individu un média à part entière. Cette mutation, si elle témoigne d’un élargissement sans précédent de la sphère publique, n’est pas sans danger pour la démocratie. Comme le rappelait Jürgen Habermas, la qualité du débat public dépend de l’existence d’un espace de discussion fondé sur des sources crédibles et sur une rationalité partagée. Le relativisme informationnel, cette idée que « chacun a sa vérité », mine les conditions mêmes du débat démocratique.
Face à ces dérives, plusieurs États cherchent à encadrer les plateformes numériques, à lutter contre la désinformation ou à réguler l’usage des intelligences artificielles génératives qui brouillent encore davantage la frontière entre le vrai et le faux. La tâche est complexe : il faut préserver la liberté d’expression sans livrer la démocratie aux logiques opaques des algorithmes ni à la manipulation de l’information par des médias au service d’intérêts privés.
Car, pour fonctionner, une démocratie a besoin de citoyens informés par des sources fiables, d’un espace commun de discussion, et d’un sens du bien public. Internet n’a pas tué la démocratie, mais il l’a rendue plus vulnérable, plus fragmentée et a favorisé la polarisation de l’opinion qui peut facilement amené à la radicalisation. Le dêmos peut, et doit continuer de contrôler le kratos, mais sans fragiliser les fondements mêmes de la démocratie. L’Internet et les nouveaux médias peuvent encadrer le débat et renforcer la vitalité de la démocratie sans glisser dans la manipulation de l’opinion.
Josué Sénat, Politologue


