Par Jean Venel Casséus
Aujourd’hui, la lutte contre l’insécurité en Haïti ne peut plus se résumer à une stratégie militaire classique. Les territoires contrôlés par des groupes armés, les lacunes d’un aménagement du territoire cohérent et la faiblesse institutionnelle exigent une approche transversale, innovante et durable. Dans ce contexte, *l’économie orange*, encore trop méconnue et sous-exploitée, doit être envisagée comme un levier stratégique dans la lutte contre l’instabilité sociale et sécuritaire.
L’économie orange, comme vous le savez mieux que moi, désigne l’ensemble des activités liées à la culture, à la créativité, aux industries de l’image, du son, de l’artisanat, du design, des médias numériques et de l’innovation technologique. Elle mobilise des talents, crée de l’emploi, valorise les identités locales et constitue une source importante de revenus, notamment pour les jeunes. Dans un pays comme Haïti, où plus de 60 % de la population a moins de 30 ans et où l’offre d’emploi est très faible, investir dans l’économie orange, c’est offrir une alternative crédible à l’attrait des gangs armés.
En effet, de nombreux jeunes se retrouvent sans perspective et finissent par céder à l’emprise des groupes criminels, non par adhésion idéologique, mais par nécessité économique. Or, les technologies numériques et les plateformes de création de contenus offrent aujourd’hui des opportunités d’inclusion massives : production audiovisuelle, podcasts, journaux en ligne, photographie, musique, web radio, applications mobiles, design graphique, jeux vidéo, etc. Autant de métiers accessibles avec peu de moyens, pourvu que l’on structure un écosystème de soutien à l’entrepreneuriat culturel et créatif.
La lutte contre l’insécurité exige aussi une reconquête symbolique et narrative de l’espace public. Les médias numériques et les industries créatives permettent de restaurer l’autorité culturelle, de diffuser des récits positifs, de promouvoir des modèles de réussite alternatifs et de contrecarrer la propagande des groupes violents. Ils constituent donc des outils puissants de pacification sociale, en participant à la construction d’un imaginaire collectif valorisant la paix, la citoyenneté et la dignité.
Vous conviendrez avec moi, Monsieur le Ministre, que pour faire de l’économie orange un pilier de la sécurité durable, il faut une politique publique cohérente. Cela passe par : (1) l’intégration des arts et des technologies créatives dans les curricula scolaires et universitaires ; (2) le financement de hubs créatifs dans les quartiers vulnérables ; (3) la valorisation du patrimoine immatériel et artisanal local ; (4) l’accès au haut débit pour tous ; (5) un cadre fiscal incitatif pour les entreprises culturelles et numériques ; et (6) des campagnes massives de sensibilisation autour du potentiel de l’économie orange.
L’État haïtien doit comprendre que, dans cette guerre asymétrique contre l’insécurité, l’innovation est une arme. L’économie orange, avec son pouvoir de transformation sociale, économique et symbolique, mérite d’être considérée non pas comme un luxe culturel, mais comme un instrument central dans la construction d’un avenir plus stable. Ignorer cette dimension serait passer à côté d’une solution profondément ancrée dans les réalités et les aspirations du peuple haïtien.
Je vous suggère humblement, Monsieur le Ministre, *de penser à mettre en place un réseau d’incubateurs publics* dédiés à la création et à l’innovation numérique, afin d’offrir aux jeunes un espace de formation, d’expérimentation et de production. Un tel réseau permettrait non seulement de les détourner d’une consommation passive de plateformes comme TikTok ou Instagram, mais aussi de les encourager à penser, concevoir et créer dans ces environnements. C’est une manière concrète de transformer des utilisateurs en acteurs, de révéler des talents, et de bâtir une culture d’innovation qui contribuera, à terme, à la stabilité sociale et à la sécurité du pays.