Par Jean Venel Casséus
La question se pose, et l’idée gagne du terrain sérieusement dans certains milieux, nourrie par le sentiment d’abandon et la peur croissante. Récemment, un haut cadre de la Police Nationale d’Haïti, régulièrement sollicité dans les médias et les universités, a déclaré sur Twitter : « Accorder à tout le monde le droit de détention d’armes. » Dans un autre message, il a ajouté, se référant à Port-au-Prince : « … Si l’État n’a pas les moyens de protéger ces quartiers, il doit encadrer ces Comités de vigie via une stratégie de Défense civile pour éviter que la passion ne conduise aux abus. » Présentées comme une réponse à la faillite des institutions, ces déclarations, à l’instar d’autres prises de position récentes dans les milieux sécuritaires, suggèrent une orientation vers la militarisation de la population, perçue comme un ultime recours face aux terroristes de Viv Ansanm et de Gran Grif, notamment.
Mais avant toute analyse relative à ce sujet, il faut rappeler que le droit de détenir une arme pour sa propre protection est déjà garanti par la Constitution haïtienne. L’article 268-1 de la Constitution amendée de 1987 précise : « Tout citoyen a le droit de porter une arme de poing pour sa propre défense, sur autorisation de l’autorité compétente. » Ce droit constitutionnel ne saurait donc être confondu avec une légalisation générale de la détention d’armes de guerre ni avec une militarisation systématique de la société. Il est encadré, soumis à autorisation, et limité à une finalité individuelle : la protection personnelle.
Si l’on admet, dans un effort de bonne foi, que l’auteur du tweet connaît ce prescrit, alors son appel vise probablement un élargissement de ce droit aux armes de guerre. Mais une telle orientation suppose des clarifications fondamentales pour éviter tout amalgame conceptuel et toute politique publique de défense chaotique.
La défense civile désigne un ensemble d’actions non militaires entreprises par les citoyens ou les institutions pour protéger les populations civiles en temps de crise : catastrophes naturelles, attaques armées ou toute autre situation d’urgence. Elle mobilise des compétences en organisation communautaire, en secours d’urgence, en évacuation, en sécurisation d’espaces publics, sans pour autant recourir à l’usage de la force létale.
La défense militaire, à l’inverse, relève de la stratégie, de l’organisation et du déploiement des forces armées d’un État pour répondre à des menaces armées internes ou externes. Elle obéit à une logique hiérarchique stricte, à un entraînement soutenu et à une doctrine d’emploi des armes encadrée par des règles nationales et internationales.
L’autodéfense populaire, souvent incarnée par les brigades de quartier, se situe à la frontière entre ces deux modèles. Ces groupes, nés de la nécessité de combler le vide sécuritaire laissé par l’État, s’arment pour protéger leur communauté. Mais faute de formation adéquate, de supervision et d’intégration dans un cadre légal clair, ces initiatives dérivent fréquemment vers des abus, voire des exactions comparables à celles des groupes qu’elles prétendent combattre.
Que se passerait-il donc si l’État haïtien décidait officiellement de militariser sa population ?
À court terme, on peut s’attendre à une recrudescence de la violence : dans un pays sans registre d’armes fiable, où l’État peine déjà à contrôler les flux illicites, une telle mesure risquerait de renforcer les réseaux criminels sous couvert de légalité. Des conflits intercommunautaires pourraient exploser, les groupes armés se multipliant sous prétexte de se défendre.
À moyen terme, une société où chaque citoyen est potentiellement armé devient extrêmement difficile à gouverner. La confusion entre autorité légitime et autorité de fait s’accentuerait. L’État perdrait encore davantage le monopole de la violence légitime, fondement de toute souveraineté. La confiance entre citoyens s’effriterait, remplacée par une culture de la suspicion, de l’armement préventif et des représailles.
À long terme, on risquerait un effondrement définitif de l’idée même de nation. Car ce qui soude une société, ce n’est pas la capacité individuelle de se défendre, mais la conscience collective qu’un cadre commun — institutionnel, juridique, politique — assure la sécurité de tous. Or, armer massivement une population sans État de droit revient à institutionnaliser l’anarchie. Ce serait la faillite ultime de l’État haïtien : son renoncement à assurer la protection de ses citoyens, transférée à chacun selon ses moyens, ses peurs et ses réflexes.
De ce fait, de mon point de vue, ce n’est pas d’un peuple armé dont Haïti a besoin aujourd’hui pour se relever de son chaos, mais d’un État fort, juste, présent et responsable, muni d’une armée réformée, non politisée ; d’une police renforcée, équipée et respectée ; d’une politique de défense et de sécurité publique fondée sur l’intelligence, la prévention et la légitimité ; d’une diplomatie intelligente et respectable. La militarisation de la population ne ferait que substituer à la violence des gangs celle de foules désespérées. L’une et l’autre ont les mêmes racines : l’abandon. Et seule une reconstruction institutionnelle peut y répondre durablement.
7 mai 2025