Par Pierre Josué Agénor CADET
La corruption est l’un des maux les plus corrosifs qui minent la société haïtienne depuis des décennies. Elle sape les institutions, fragilise l’économie et détruit la confiance entre l’État et la population. Sous le régime du président à vie François Duvalier (22 octobre 1957- 21 avril 1971), ce fléau prit une dimension institutionnelle et systémique. Au-delà de la dictature, c’est la corruption érigée en mode de gouvernance qui a contribué à l’affaiblissement durable de l’État et à la déstructuration de la société haïtienne. Cet article propose un éclairage sur les mécanismes de la corruption durant cette période et leurs conséquences néfastes sur l’économie et la stabilité du pays.
Dès son arrivée au pouvoir, François Duvalier entreprit de consolider son autorité en créant un réseau de clientélisme et de loyautés personnelles. Dans son obsession de contrôler toutes les sphères de la vie nationale et d’anéantir ses opposants, il ouvrit de véritables « couloirs de corruption » au bénéfice de ses collaborateurs les plus fidèles. Les surfacturations, les détournements de fonds, les pots-de-vin, les subventions fictives et autres formes d’enrichissement illicite devinrent pratiques courantes au sein de l’administration publique.
Le dictateur lui-même, loin de lutter contre ces dérives, les encourageait en exigeant directement de ses ministres et hauts fonctionnaires de fortes sommes en espèces. Le cas de Joseph Châtelain, directeur de la Banque de la République d’Haïti, est révélateur : refusant de se plier à ce chantage indécent, il dut s’exiler précipitamment avec sa famille après avoir trouvé refuge à l’ambassade des États-Unis.
Parfois, la corruption prenait des proportions tellement scandaleuses que le président à vie était contraint de sanctionner certains collaborateurs. Un ministre, par exemple, fut renvoyé pour détournements de fonds provenant d’une aide américaine. Pourtant, ce « remercié » continua à bénéficier des privilèges du régime, preuve que la lutte contre la corruption n’était qu’une façade.
La stratégie de Duvalier ne se limitait pas à son entourage immédiat. Il sut aussi utiliser la corruption comme une arme politique. Syndicalistes, leaders d’organisations sociales, dirigeants de partis et même certains opposants furent achetés à coup « d’enveloppes cachetées ». Cette politique d’achat des consciences neutralisa une partie de la contestation sociale et permit au régime de se maintenir par un mélange de répression et de corruption.
Mais ce système eut des conséquences dramatiques. L’économie, saignée par les détournements et l’absence d’investissements productifs, s’enfonça dans une crise structurelle. À un moment donné, l’État fut incapable d’assurer régulièrement le paiement de ses propres employés, signe manifeste d’une faillite administrative et financière. La corruption, au lieu d’être un accident ou une dérive, était devenue le moteur du système politique, transformant l’État en machine au service d’intérêts particuliers au détriment de la collectivité.
L’exemple du régime de François Duvalier illustre comment la corruption, lorsqu’elle est institutionnalisée, peut ruiner un pays et détruire la confiance dans l’État. Ce fléau a contribué à l’appauvrissement de la société, à l’affaiblissement des institutions et à la fragilisation de la démocratie. L’héritage de cette époque pèse encore lourdement sur la gouvernance haïtienne contemporaine, où la corruption continue d’être un obstacle majeur au développement. Comprendre ces pratiques du passé est essentiel pour construire une culture de transparence et de responsabilité capable de sortir Haïti du cercle vicieux de la prédation politique et administrative.
(Extrait du 35ème livre « Histoire politique d’Haïti de 1804 à 2025 ou Mémoire d’un État capturé », de Pierre Josué Agénor Cadet, à paraître prochainement)


