Par mégarde, j’ai publié une photo. Ce n’était pas la Grand Rue. C’était la Rue du Quai. Ce carrefour multiple, éclaté, d’où s’ouvrent mille voies vers la Mairie de Port-au-Prince, vers la Poste disparue, vers Croix-des-Bossales, vers la rue Bonne Foi rebaptisée Martelly Seide. Une photographie de la BUH, figée dans le temps, nous rappelle que les banques ont toujours existé ici, mais qu’elles aussi ont fui, comme nous avons fui le bas de la ville, fuyant la fatigue, la misère, la peur vers les hauteurs. Mais puisque le mal nous suit partout, nous finirons par fuir jusqu’au ciel, où peut-être Jésus, Marie ou Joseph, nous donneront enfin un peu de repos.
La Poste avait quitté ses fondations. Transplantée à l’angle des rues Capois et Nicolas, elle n’était déjà plus ce qu’elle devait être. Plus qu’un service public, elle avait été un symbole. Je me souviens des timbres, de la colle dans un bocal de bois , un goût sucré d’enfance.
Je revois l’escalier, majestueux, qui nous invitait à monter sans savoir pourquoi.
La Mairie semblait sérieuse, digne d’intérêt. Je ne savais pas ce qu’était une administration locale,
mais l’image qu’elle projetait faisait sens. Aujourd’hui, adulte, spécialiste des collectivités territoriales, je me demande encore quoi faire de ce savoir quand la ville est dépecée et que je tente seulement d’en recoller les morceaux pour dire à la jeunesse ce que fut ce Port-au-Prince-là.
Croix-des-Bossales, cœur vibrant, chaos marchand, le plus vieux, le plus vaste marché populaire du pays. Coincé entre le port et les premiers entrepôts, là où battait jadis le pouls de la plaine, entre mer et ciment. Ma mère y avait un commerce.
Après son départ, en 1975, ma tante Léonie et mes cousines y ont fait leur classe, parmi les cris, les cargaisons, les paniers, les parfums mêlés. Je me souviens des grosses voitures garées là, insolentes,
du luxe indécent posé sur la boue. Un jour, j’ai demandé au Maire, pourquoi cette boue gardait toujours la même odeur. Il m’a répondu : « Il y a plus d’armes à Croix-des-Bossales qu’au commissariat. »
Je n’ai jamais oublié le Gerit…
un tennis, un jean, un morceau de toile : toute la poubelle des États-Unis se déversait ici, et nous achetions à cœur joie ce que d’autres avaient jeté sans regard.
Rue Bonne Foi, rue des bouquinistes, je bifurquais souvent pour voir Mesmin, surtout les samedis. Topolino, Bobby Store au coin… une enfance à hauteur de papier imprimé.
Ce soir encore, j’ai envie de longer cette rue, devenue rue Martelly Seide, je me glisse en silence près du centre de santé, remonte vers la Cathédrale : Jean-Marie Guilloux est toujours mon repère.
Je m’arrête à la Rue Courte.
Les jupes bleues des filles de Mère Louise manquent à ma mémoire…
Je viens d’acheter une bougie de ce même bleu. Je vais la porter à Mont Carmel, en offrande. La
neuvaine commence lundi, Je commence ma penitence!
Erzulie Dan Petro, prete m poulèt poul nwa w la, mpral fè maji a mache!
Afoutayi, Bila Bila!
Izadole!
Yves Carmel Lafortune
4 juillet 2025