Dans les médias internationaux dits « mainstream », le traitement de l’information n’est jamais neutre. Il y a les faits, certes, mais surtout la manière de les raconter. Un homme abattu dans une rue de Chicago est « un homme abattu dans une rue de Chicago » : un fait localisé, circonstancié, que personne ne songerait à généraliser à l’ensemble de l’État de l’Illinois, encore moins aux États-Unis. Mais que ce même fait se produise à Port-au-Prince, et l’on parlera soudain d’un acte de violence « en Haïti ». Moins de précision, moins de contexte, moins de nuances. Juste « Haïti ». Tout est dit. Tout est condamné. Le pays entier devient le théâtre unique de l’événement.
Cette mécanique n’est pas anodine. Elle repose sur une forme de réduction systémique : Haïti n’est plus perçue comme un territoire composé de communes, de départements, de lieux de vie divers et de réalités multiples. Elle devient un seul bloc, homogène dans sa misère, ses violences et ses tragédies. Un meurtre à Bel-Air vaut pour Jacmel. Une manifestation à Petit-Goâve vaut pour le Nord-Est. Un gang dans la capitale parle au nom de tout un peuple. Ce raccourci sémantique alimente une construction médiatique ancienne qui, sans le dire frontalement, entretient l’idée d’un pays « perdu », insaisissable, incorrigible.
Ce phénomène n’est pas propre à Haïti. Mais il y prend une dimension plus perverse. Et pourtant, Haïti ne manque pas de grandeur. Première république noire, première nation indépendante issue d’une révolte d’esclaves victorieuse, premier État à avoir osé défier l’ordre colonial mondial pour proclamer l’égalité entre tous les hommes : Haïti est un symbole universel de dignité humaine. Haïti, ce sont des villes, chacune avec sa spécificité, sa dynamique, sa manière de faire bouger la vie au quotidien. Elle possède des faits d’armes, des fondations de fierté, des références historiques et contemporaines qui devraient inspirer respect et admiration. Mais au lieu de valoriser cet héritage et sa créativité toujours en mouvement, certains récits médiatiques semblent figés sur les défaillances, les drames, les catastrophes — comme si le pays n’était qu’une succession de tragédies.
Pour briser cette spirale, il ne suffit pas de dénoncer. Il faut occuper l’espace. Il faut produire du sens, des récits, des images, des voix. Il faut que les journalistes haïtiens, les créateurs de contenu, les universitaires, les artistes, les diplomates et tous ceux qui portent Haïti dans leur chair et dans leur pensée prennent la parole. Pas pour enjoliver ou dissimuler, mais pour contextualiser, complexifier, humaniser. Dire Port-au-Prince au lieu de dire Haïti. Dire un quartier, une situation, une cause. Rendre à la réalité sa densité. Et surtout, rappeler qu’aucun pays ne se réduit à ses drames.
Changer le narratif sur Haïti n’est pas une option : c’est une urgence stratégique, culturelle et identitaire. Tant que l’on parlera de Haïti comme d’un bloc uniforme de chaos, aucun investissement durable, aucun partenariat sincère, aucune solidarité éclairée ne sera possible. Il est donc temps d’imposer une autre grammaire, une autre géographie, une autre manière de dire Haïti. Parce qu’Haïti, ce n’est pas seulement une nation blessée. C’est un pays vivant, pensant, parlant, qui mérite d’être nommé avec précision, respect et vérité.
Par Jean Venel Casséus