PORT-AU-PRINCE.— Dans un rapport d’analyse sur les avancées du procès sur l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse, le Centre de Recherches et d’Analyses en Droit de l’Homme a démontré les limites de la justice haïtienne dans le traitement des dossiers. Le CARDH insiste sur la nécessité de la mise en place d’un tribunal spécial compte tenu l’ambiguïté de l’affaire.
L’état des lieux du CARDH et rappel des faits essentiels
Aux premières heures du 7 juillet 2021, un commando composé de mercenaires colombiens, d’ex-agents américains et d’individus se réclamant de la DEA a pénétré, sans résistance, dans la résidence présidentielle. Le chef d’État a été torturé, criblé de balles, puis mutilé. Le rapport médico-légal dresse une liste accablante de blessures : plus d’une dizaine d’impacts de balles, fractures multiples, blessures au visage et au crâne, œil enfoncé, os brisés. Près de 400 douilles ont été retrouvées sur place.
Six personnes sont déjà condamnées par la justice américaine, dans le cadre de cette affaire, alors qu’en Haïti, pas trop grand-chose, sinon du surplace, ont constaté les experts du centre d’analyse, qui en ont trouvé une explication juste: dossier complexe en raison de son caractère d’un crime transnational, les lacunes procédurales du droit haïtien et les conditions politiques et sécuritaires qui ne permettent pas une instruction et un procès véritables.
La dimension transnationale du crime et les limites d’une justice haïtienne dépassée
Selon la résolution 55/25 adoptée le 15 novembre 2000, de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, un crime est dit « transnational » s’il implique plusieurs États. Ce qui est le cas ici : les auteurs ont été recrutés en Colombie, ont transité par la République dominicaine, ont reçu un appui logistique depuis les États-Unis. Une ordonnance judiciaire rendue en 2022 par le juge d’instruction Walter Wesser Voltaire a confirmé ce caractère transnational.
Plusieurs des principaux accusés sont, aujourd’hui, jugés ou déjà condamnés aux États-Unis. Cinq d’entre eux purgent une peine de prison à perpétuité, parmi lesquels l’ancien sénateur haïtien John Joël Joseph et Rodolphe Jaar. D’autres, comme Antonio Intriago, patron de l’entreprise de sécurité CTU à Miami, attendent leur sentence. Mais en Haïti, la justice piétine.
Depuis 2021, pas moins de cinq juges d’instruction se sont succédés sur le dossier. Faute de moyens, de soutien ou par crainte, plusieurs ont désisté. L’absence de juridiction à compétence nationale, la non-collégialité de l’instruction, le conflit entre les familles du droit Romano-germanique (Haïti) et Common Law (USA), les conflits entre pouvoir judiciaire et exécutif, et la précarité institutionnelle rendent l’enquête extrêmement difficile, a expliqué le CARDH dans son analyse.
Le Centre a réclamé dès 2022 la mise en place d’un tribunal spécial ou d’une chambre spéciale, apte à juger un dossier aussi complexe, mêlant affaires d’État, réseaux criminels et ingérences étrangères.
Les limites de la coopération judiciaire internationale, compte tenu l’enjeu géopolitique
Le contraste est frappant entre les avancées enregistrées aux États-Unis et l’enlisement en Haïti. Le manque de coordination entre deux systèmes juridiques — le Common Law américain et le droit romano-germanique haïtien — a laissé place à des zones d’ombre. De plus, certaines informations cruciales sont aujourd’hui classifiées par les autorités américaines.
En dépit des nombreuses zones d’incertitude, une chose est claire : l’assassinat de Jovenel Moïse dépasse le cadre d’un simple complot politique local. Il met en lumière les profondes fragilités institutionnelles d’Haïti et l’influence inquiétante de réseaux criminels transnationaux dans les affaires de l’État.
Un procès historique mais toujours dans l’impasse
Alors que les audiences d’appel ont débuté à Port-au-Prince, le verdict est attendu avec anxiété par une population désabusée. Le CARDH avertit : sans justice digne de ce nom, l’assassinat d’un président pourrait devenir un précédent inquiétant dans un pays où l’impunité est trop souvent la règle.
La procédure doit scrupuleusement guider le juge dans son instruction et le tribunal dans la tenue du procès. Sinon, c’est l’« anarchie » juridique et cela caractérise de nombreux dossiers en Haïti, a insisté le CARDH, qui dit suivre l’enquête et fera, périodiquement, des recommandations.
Jean Mapou


