Par Jean Wesley Pierre
Haïti s’avance vers un nouveau chapitre politique incertain.
À la suite de la décision du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) d’abandonner définitivement le projet de référendum constitutionnel, le pays se retrouve face à une question cruciale : Que devient le Conseil Électoral Provisoire (CEP) ? Organe indispensable, le CEP se retrouve suspendu entre pression internationale et urgence politique.
Le retour du gouvernement au Palais national, pour la première fois depuis près de deux ans, avait tout d’un symbole : la réappropriation du centre du pouvoir par un État fragilisé. Mais derrière cette image se cache une réalité implacable : l’abandon du projet constitutionnel et l’installation prochaine de Jacques Desrosiers comme président du CEP redessinent les contours d’une transition politique qui n’a toujours pas trouvé son horizon.
Le référendum enterré : entre réalisme politique et échec collectif
L’idée d’une nouvelle constitution a traversé tout le quinquennat de Jovenel Moïse avant d’être reprise timidement par le CPT. Elle devait corriger les dysfonctionnements d’un système fragmenté, marqué par la faiblesse de l’exécutif et la dépendance des institutions.
Mais dès le départ, le projet portait en lui les germes de sa propre impasse : absence de consensus, méfiance généralisée, rejet par la société civile et critique unanime des juristes.
En abrogeant les décrets instituant la conférence nationale et le processus référendaire, le CPT reconnaît implicitement l’impossibilité politique et morale de mener à terme une réforme constitutionnelle dans un pays où le dialogue social est rompu et la légitimité du pouvoir constamment contestée.
Cette décision, saluée par certains comme un retour au réalisme, expose cependant le pays à un vide : sans nouvelle constitution ni élaboration d’un cadre électoral, la transition demeure juridiquement bancale.
Le CEP, institution provisoire devenue structure du provisoire
Depuis 1987, le CEP devait être temporaire. Trente-huit ans plus tard, il est devenu l’incarnation du provisoire permanent. À chaque crise, un nouveau Conseil est formé, sous des critères de désignation politiques, religieux ou corporatistes. Aucun n’a survécu à la méfiance populaire.
Le CEP actuel, désormais présidé par le journaliste Jacques Desrosiers, ancien secrétaire général de l’Association des journalistes haïtiens (AJH), hérite d’une mission presque impossible : organiser des élections générales avant le 7 février 2026, date butoir fixée par le CPT et réclamée par les bailleurs internationaux.
Lui-même l’a reconnu : « Rétablir la confiance dans le processus électoral et permettre au peuple haïtien d’exprimer librement sa volonté ». Une ambition noble, mais qui se heurte à des réalités implacables : insécurité généralisée, fragmentation territoriale, effondrement administratif, et désintérêt croissant des citoyens pour la chose publique.
« Le véritable problème d’Haïti n’est pas seulement le CPT, mais la transition comme mode de gouvernement permanent », affirme l’ancien ministre de l’éducation nationale, Pierre Josué Agénor Cadet, pour pointer du doigt cette volonté constante de certains hommes et femmes politiques de prendre le pouvoir sans passer par les urnes.
Le CEP se retrouve ainsi à la croisée des chemins : instrument nécessaire du retour à la légalité constitutionnelle, mais prisonnier d’une structure politique qui n’a plus les moyens de garantir ni sécurité, ni transparence.
Un vide juridique et politique profond
L’abandon du projet constitutionnel crée un paradoxe institutionnel : le pays s’engage vers des élections sans cadre rénové, sans arbitrage constitutionnel clair et sans mécanismes de garantie crédibles. Rien n’est dit concernant l’épineux dossier des mandats des élus qui depuis trente ans génère de l’instabilité comme le postulait l’ancien président René Preval.
Les textes existants, fondés sur une Constitution de 1987 abîmée par les amendements, ne répondent plus à la complexité du moment : ni au niveau de la décentralisation, ni à celui de la sécurité électorale, ni à la question du financement des partis.
Le CEP, censé agir comme une instance indépendante, dépend en réalité du bon vouloir du (CPT) conseil présidentiel de transition pour tout : budget, sécurité, calendrier, légitimation. Il n’est donc pas un organe autonome, mais un instrument administratif au service d’un exécutif transitoire lui-même précaire.
Dans ce contexte, parler d’élections libres revient à ignorer l’absence d’un État fonctionnel capable d’assurer les conditions minimales d’un scrutin crédible.
CPT et CEP : un rapport de force déguisé
Le CPT a beau affirmer sa volonté d’organiser des élections « libres, crédibles et transparentes », il n’en demeure pas moins le principal décideur du sort du CEP. « Cette dépendance » structurelle illustre un phénomène constant dans l’histoire politique haïtienne : la politisation du processus électoral.
Chaque pouvoir cherche à “fabriquer” son CEP, souvent au détriment de la confiance publique.
La nomination de Jacques Desrosiers, soutenue par certains diplomates du BINUH et du PNUD, peut être lue comme une tentative d’internationaliser la garantie de neutralité. Mais elle révèle aussi une autre réalité : l’élection haïtienne ne se fera pas sans ou contre la bienveillance des partenaires étrangers.
Pour le CPT, qui approche de la fin théorique de son mandat, la priorité n’est plus de réformer la Constitution, mais de livrer au moins un signal d’ouverture démocratique avant février 2026. Le CEP devient donc une pièce stratégique dans la communication politique de la transition, plus qu’un instrument d’organisation électorale au sens strict.
Le rôle ambigu des partenaires internationaux
Depuis l’échec du référendum, les bailleurs de fonds observent une prudente distance. Le PNUD, l’OEA, l’Union européenne et les États-Unis continuent d’exiger un calendrier clair avant tout décaissement.
Le BINUH, pour sa part, maintient une “bienveillance vigilante” : il appuie les efforts institutionnels sans se substituer à l’État, tout en rappelant l’urgence d’un retour à l’ordre constitutionnel.
Mais cette tutelle douce cache une dépendance structurelle : sans appui logistique, financier et sécuritaire de la communauté internationale, aucune élection nationale n’est matériellement possible.
Le processus électoral haïtien reste donc, comme souvent, un exercice de souveraineté sous assistance. Et dans cette tension, Jacques Desrosiers, désormais à la tête du CEP, porte sur ses épaules non seulement la lourde tâche d’organiser des élections, mais aussi celle de réhabiliter un droit politique fondamental : celui pour chaque Haïtien d’espérer encore en la République.


