Par Jean Wesley Pierre
« 🔵🔴 An 2025, fòk nou sispann pran woulib sou Desalin. Nou paka kontinye ap bat lestomak nou sou sa zansèt yo te fè an 1803. Sa nou fè nou menm? » cette phrase, signée Etzer Émile, économiste et professeur, a enflammé les réseaux sociaux, ravivé des blessures identitaires et rouvert un vieux débat : celui de la mémoire nationale face à l’échec collectif.
D’un côté, ceux qui voient dans sa déclaration un électrochoc salutaire une parole de vérité qu’il fallait enfin prononcer. De l’autre, ceux qui y lisent une offense, une désacralisation de l’héritage de Dessalines et des Pères fondateurs.
Entre ces deux pôles, se déploie toute la tension de la société haïtienne contemporaine : celle d’un peuple pris entre admiration pour son passé et incapacité à écrire un futur.
Une déclaration qui dérange parce qu’elle touche juste
Etzer Émile ne dit rien de faux. Ce qu’il pointe du doigt, c’est l’hypocrisie collective qui nous pousse à glorifier Dessalines dans les discours, tout en trahissant chaque jour ses idéaux dans nos pratiques sociales, politiques et économiques.
Ralph R. Moïse résume bien le fond du message : « Il faut sortir de ce patriotisme héroïque stérile pour passer à un patriotisme d’action et de résultat. »
Le problème n’est donc pas la fierté d’évoquer Dessalines, mais le fait d’en faire un alibi identitaire, une masturbation mémorielle qui masque notre incapacité à produire des résultats concrets.
Naldo Filmmaker, via X, anciennement Twitter va plus loin : « Nèg la mete nou anfas responsablite nou. »
Autrement dit, la colère suscitée par la déclaration d’Étzer n’est que le reflet de notre propre inconfort face à la vérité.
Mais… Une parole sans contexte devient une arme mal dirigée
Cependant, si le fond du propos est juste, la forme est maladroite. En déclarant qu’il faut « cesser de prendre un « woulib » sur Dessalines », Étzer Émile ne prend pas suffisamment en compte la charge émotionnelle et symbolique que représente le nom de Dessalines dans la conscience haïtienne.
Ce nom, ce n’est pas qu’un souvenir : c’est un refuge, un cri de dignité dans un pays où tout s’effondre.
Lynn Gédéon le rappelle avec justesse : « Sitadèl la te bati ak men, ak kouraj ayisyen, yon mèvèy… e nou fache ak Etzer Emile. »
Autrement dit, s’il est vrai que nous avons échoué à faire vivre l’esprit de Dessalines, il faut savoir comment en parler.
La critique d’Étzer aurait gagné en puissance s’il avait recontextualisé son propos rappelant que la fierté dessalinienne ne réside pas dans la célébration, mais dans la construction d’un pays souverain, juste et prospère.
Sans ce cadre, sa phrase, sortie de son intention initiale, devient une gifle plutôt qu’une leçon.
Il ne s’agit pas de renier l’héritage, mais de le réinventer
Comme le dit Marc Alain Boucicault, « Travay la pat janm fini. Fòk revolisyon an kontinye ak moun ki pa bliye Dessalines. »
Et c’est là que le débat prend tout son sens : il ne faut pas cesser de citer Dessalines, mais cesser de le trahir.
Oui, nous devons réinventer une date historique, un nouveau moment fondateur non pas pour remplacer le 1er janvier ou le 17 octobre, mais pour réactiver leur sens.
Un jour qui symboliserait la révolte moderne, non plus contre l’esclavage colonial, mais contre l’esclavage social, mental et institutionnel dans lequel nous nous complaisons.
En ce sens, je rejoins Étzer Émile sur l’urgence d’une nouvelle révolution morale et citoyenne.
Mais cette révolution ne peut pas commencer dans la négation du passé elle doit naître dans son prolongement.
Une fierté à reconstruire, non à effacer
Gary Victor, dans son texte brûlant, l’a dit sans détour :
« Si Dessalines revenait, il ferait fusiller tous les dirigeants haïtiens. Et une grande partie de nous aurait à subir son légitime courroux. »
Ce n’est pas une exagération littéraire, c’est un miroir.
Un miroir dans lequel nous refusons de nous regarder.
Wendy Phele le résume ainsi :
« Pawòl konsyans sa yo sipoze soti nan bouch chak jèn gason ki vle fè politik nan peyi a. »
Et pourtant, ce pays s’indigne dès qu’un homme ose dire que nous vivons dans le mensonge.
Le journaliste Kimberly Pierre, le demande avec ironie : « Kisa Etzer Emile di ki mal la ? »
Ce qui dérange, ce n’est pas ce qu’il dit, c’est ce que cela révèle : notre incapacité à accepter la responsabilité de notre propre décadence.
Entre la lucidité d’Étzer et la prudence de Gary Victor
Je partage la colère d’Étzer Émile, sa volonté de réveiller les consciences.
Mais je crois que la pédagogie de la colère doit s’accompagner d’une pédagogie de la contextualisation.
On ne parle pas de Dessalines comme d’un slogan. On parle de lui comme d’une matrice de sens, d’un repère moral, d’un cri de dignité éternel.
Oui, nous devons créer une nouvelle date historique une date de rupture, de renaissance, une journée de révolte contre la médiocrité, la corruption, l’injustice et la résignation.
Mais cette révolution, contrairement à celle de 1804, ne doit pas être faite avec des fusils, mais avec des idées, de la rigueur, de la discipline et du courage collectif.
Dessalines, s’il vivait aujourd’hui, n’aurait peut-être pas besoin de fusiller qui que ce soit.
Il exigerait simplement que nous soyons dignes de son sacrifice, de son héritage.
Etzer Émile n’a pas tort.
Mais il nous faut apprendre à dire les vérités sans écraser les symboles.
Car dans un pays où tout s’effrite, les symboles sont parfois les dernières pierres qui tiennent le mur debout.


