A el Pozo, à Matania… Et à mon fils qui a joué au football avec les enfants de Koridò Prizon Fan m!
Un jour, en pleine conversation, mon ami Daniel, le front noué par l’angoisse de ce pays qui chancelle, me demanda, la voix posée, comme lestée de gravité :
— Yves, dis-moi… Où avons-nous glissé pour tomber si bas ?
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai laissé le silence s’installer, comme un linge suspendu au vent d’un matin d’errance. Puis, d’une voix lente, presque murmurée, je lui ai soufflé :
— As-tu déjà entendu parler du Koridò Prizon Fanm ?
J’avais sept ans. C’était la première fois qu’on m’y mena. J’étais un enfant dévoré par l’angoisse qui rongeait les ongles. C’est pourquoi souvent, ma langue était perlée de petites lésions : stigmates muets d’une enfance sans paix. Un enfant confié à une tante, pendant que sa mère cherchait ailleurs dans un exil trop lointain pour panser l’ici, un peu d’espoir.
Pour ces lésions, ma tante m’emmenait chez Madame Bèstière, en face du vieux ciné Bel-Air, ou encore chez gran’n Yaya, tout au bout du Koridò Prizon Fanm, entre la rue des Remparts et la rue Saint-Martin. Là où l’espoir se boit en décoctions amères, et où les gestes ancestraux remplacent les diagnostics.
Mais ce corridor n’est pas un simple lieu. C’est une gorge de béton où s’engouffre l’histoire.Un boyau d’un kilomètre, plus long que celui qui mène au Fort National, plus ancien que les passages de Lakou Chato ou de Bruny réunis. Un couloir d’ombres, de misère, de cris étouffés, de regards fuyants.
C’est Haïti en miniature. Un pays pris entre deux murs, où chaque pas résonne comme un cliquetis de chaînes invisibles. Un monde en huis clos, où l’on survit entre injures, pots de nuit, urines volées derrière des tôles, et sexes pendus dans le silence détrempé d’une latrine commune.
À huit heures du matin, Koridò Prizon Fanm s’éveille dans son théâtre cruel : une femme en chemise de nuit crie sa détresse devant l’absence d’un billet laissé, un enfant esclave moderne va vider les souillures de la nuit, une fille, le regard perdu, urine sans honte derrière la palissade d’un voisin, comme pour crier en silence : « Je suis là. J’existe. Sans droit, sans dignité. »
C’est là aussi qu’habitent Anita et Asefi, femmes de l’ombre. Bonnes dans les villas du haut, mères dans les ghettos du bas. Leurs enfants fréquentent une école du soir, non loin de la rue Porcelaine. Ils franchissent chaque jour les frontières invisibles pour apercevoir les fils des patrons. Et dans un silence douloureux, se demandent : Sommes-nous, nous aussi, les enfants de cette nation ?
Le mal du pays, Daniel, a germé là. Depuis plus d’un demi-siècle, il pousse entre ces murs. La misère en est la seule fresque, le seul alphabet. Ici, les enfants naissent, vivent et meurent sans témoin, sans procès, sans prière.
Alors, si tu veux vraiment comprendre où nous avons glissé, viens marcher ce kilomètre de corridor. Tu verras : c’est le canevas de notre effondrement. Et si nous ne changeons pas de paradigme, nous continuerons à creuser. Non plus le sol… Mais notre propre disparition.
« Papa Loko se bon, kite m ale.
Nou se papiyon, n’ap pote nouvèl ba yo»
Koridò Prizon fan m est tiré d’un Roman à venir intitulé « Inventaire de mes territoires»
Yves Lafortune
Floride, le 5 août 2025