Par Jean Venel Casséus
Nul doute, 4 Kampe, composition de Joé Dwèt Filé, est aujourd’hui un hit mondialement reconnu, apprécié bien au-delà de la communauté haïtienne. Mais, comme à chaque phénomène musical de cette envergure, une question à un million revient : comment crée-t-on un hit ? Est-ce une affaire de génie ? De marketing bien pensé ? De hasard bien orchestré ? Ou d’un subtil mélange des trois ? Car souvent, ce que l’on qualifie de tube planétaire n’est ni une prouesse musicale, ni un manifeste poétique. Ça passe… comme ça passe.
Dans le cas précis de 4 Kampe, on peut pourtant identifier quelques ingrédients déclencheurs de son succès. Il y a, dans ce titre, quelque chose de plus profond qu’un simple agencement réussi de sons et de mots. Ce n’est ni le rythme, pourtant entraînant, ni le texte, manifestement piètre, ni même la stratégie de distribution qui explique à elle seule sa portée. Le véritable ressort se cache ailleurs : dans le titre lui-même, dans ce que cette expression convoque de mémoire, d’histoire, d’identité… et de dignité collective.
L’expression 4 Kampe évoque d’abord, pour les Haïtiens, une vieille blague populaire, grivoise mais inoffensive, qui a fait rire des générations entières sans jamais choquer. Une blague inscrite dans la culture orale, immédiatement reconnaissable. Déjà, il y a une vingtaine d’années, ce même titre avait servi de tremplin à un autre morceau devenu viral à l’époque. Il y a donc un lien affectif profond avec l’expression, qui agit comme un code culturel partagé, déclenchant instantanément la complicité et l’adhésion.
Joé Dwèt Filé n’a rien à prouver à la communauté haïtienne. Sa carrière se construit largement en dehors des frontières du konpa ou du rap kreyòl. Il est chez Sony, il remplit des salles à Paris, à Montréal, à Abidjan. Il aurait pu suivre les codes dominants de la pop urbaine francophone sans jamais revenir vers ses racines. Or il choisit de le faire. Il le fait avec simplicité, sans folklore, sans pitié. Et ce choix, précisément parce qu’il n’était pas attendu ni obligé, donne une valeur particulière au morceau. 4 Kampe devient alors un acte de reconnaissance, une offrande d’estime. Cela renforce l’adhésion du public, qui y voit une validation, voire une réhabilitation.
L’international connaît peu Haïti, et ce qu’il en connaît est souvent dramatique : catastrophes naturelles, instabilité politique, misère endémique. Porté par une voix déjà mondialement connue, 4 Kampe insinue autre chose. Son clin d’œil à Haïti redessine les regards pour faire voir un peuple qui danse, qui aime, qui inspire. Le succès du morceau, porté par des clips léchés, des chorégraphies virales et des reprises sur TikTok, participe d’un autre récit : celui d’une Haïti debout, digne, fière, visible autrement.
Tout autre que 4 Kampe comme titre, le morceau aurait peut-être eu son succès, mais pas cette charge symbolique qui en fait l’affaire de toute une nation, de tout un monde.
9 mars 2025